L’alimentation est, de plus, constitutive de l’identité des individus et des groupes sociaux.
Manger, c’est faire «franchir à l’aliment la frontière entre le monde et notre corps, le dehors et
le dedans… Incorporer un aliment, c’est, sur un plan réel comme sur un plan imaginaire,
incorporer tout ou partie de ses propriétés : nous devenons ce que nous mangeons (Fischler ;
66) ». L’alimentation est aussi fortement déterminée par la culture, non seulement en ce qui
concerne les aspects normatifs des manières de table ou l’importance du partage, constitutif
du lien social, de la nourriture, mais aussi parce qu’elle apporte, par contamination
symbolique, un sentiment d’appartenance à un groupe social.
Par le biais de la cuisine (faire à manger avec tout ce que cela comporte comme interactions
sociales, classifications, représentations), l’individu est incorporé au groupe, lié au monde, à
la société. « Les systèmes culinaires contribuent ainsi à donner un sens à l’homme et à
l’univers, en situant l’un par rapport à l’autre dans une continuité et une contiguïté globales
(Fischler ; 69) ». Selon Lévi-Strauss, la cuisine compose un langage dans lequel chaque
société code des messages qui lui permettent de signifier au moins une partie de ce qu’elle est,
c’est-à-dire un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure (Giard ; 254).
Dans chaque acte d’incorporation d’un aliment peut s’y lire l’ordonnancement du monde y
compris dans le fait que, souvent, on mange ce que l’on peut s’offrir économiquement.
Chaque culture détermine l’ordre du mangeable, de l’inmangeable, de ce qui est bon ou
dégoûtant, sain ou malsain, etc. « Au terme de ces exclusions et de ces choix, l’aliment retenu,
autorisé, préféré est le lieu d’empilement silencieux de toute une stratification d’ordres et de
contrordres qui relèvent en même temps d’une ethnohistoire, d’une biologie, d’une
climatologie et d’une économie régionale, d’une invention culturelle et d’une expérience
personnelle. Son choix dépend d’une addition de facteurs positifs et négatifs, eux-mêmes
dépendant des déterminations objectives du temps et du lieu, de la diversité créatrice des
groupes humains et des personnes, de la contingence indéchiffrable des microhistoires
(Giard ; 261) ».
Avoir le choix est précisément source de difficultés pour le mangeur. Tenaillé par l’anxiété
fondamentale du paradoxe de l’omnivore, il balance entre le plaisir et le déplaisir que
procurent les aliments, entre la santé et la maladie avec à chaque repas la peur inconsciente de
l’empoisonnement possible et est emprisonné dans le rapport « à la vie, à la mort » illustré par
le conflit moral entre le besoin de manger de la viande et la mise à mort des animaux
(Poulain ; 85-86). A ces déterminants anthropologiques s’ajoutent les nouvelles situations
sociales devant lesquelles est placé le mangeur : surabondance alimentaire, baisse des
contrôles sociaux et multiplication des discours sur l’alimentation.
« L’affaiblissement des contraintes sociales qui pèsent sur le mangeur, associé à la montée de
l’individualisme d’une part, et l’industrialisation de la production, de la transformation et de
la commercialisation qui coupent le lien entre l’homme et ses aliments d’autre part, génèrent
un contexte de gastro-anomie dans lequel domine l’« anxiété alimentaire » (Poulain ; 178).
« La tendance gastro-anomique croissante laisse donc de plus en plus souvent les mangeurs
seuls devant leurs pulsions, leurs appétits physiologiques. Cette situation peut être
inconfortable : ils sont soumis à la fois aux sollicitations multiples de l’abondance moderne et
aux prescriptions dissonantes de la cacophonie diététique (Fischler 216) »
Ce contexte de gastro-anomie pourrait être, selon Poulain (114) et Fischler, la cause du
développement de l’obésité, compte tenu de l’affaiblissement de l’appareil de normes sociales
encadrant les pratiques alimentaires. Le mangeur (surtout les enfants) est victime de tentations
multiples et les tensions assouvissement-frustration, tentation-culpabilisation peuvent
conduire à des comportements compulsifs, qui vont du simple grignotage à des maladies telles
que la boulimie frénétique, tensions encore augmentées par l’image idéale du corps véhiculée
par une société gaveuse de messages contradictoires.
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