1902 - 1993
Cette musicienne, compositeur, qu'on retrouve pianotant de ses
doigts sur son lit de mort ce qui devait être à coup
sûr, un dernier appel du folklore de son pays, aurait vu,
de son vivant même, son nom sombrer dans le plus complet oubli,
n'eût été la présence d'une poignée
de fidèles passionnés de musique.
L'emprise du piano sur Lina Mathon remonte à ses 4 ans:
«Quand elle allait quelque part où il y avait un,
elle restait assise et le regardait, fascinée». Dans
l'étonnement d'un désir aussi marqué pour cet
âge, ses parents ne firent pas moins alors que de s'en procurer
un et de lui trouver, en la personne de Justin Elie, un maître
sur mesure, sans se douter un instant qu'offert ainsi, ce piano
serait, pour leur fille Lina appelée à y passer sa
vie, plus qu'une véritable passion. Révélée
à elle-même et à son talent, Lina se produit
alors avec tous les maîtres que compte l'époque jusqu'au
jour où, dans l'évidence des limites mêmes du
milieu et de l'impossibilité pour une âme aussi ardente
de se surpasser, son mari Max Fussman (juif polonais réfugié
de la Seconde Guerre mondiale en Haïti et qu'elle épouse
en secondes noces) la décide finalement à partir travailler
à l'Université Catholique de Washington.
Cela se passe en 1943. Mais bien avant, dès la fin des années
30, Lina fait déjà parler d'elle comme promotrice
assidue de la musique folklorique de son pays qu'elle est, pour
ainsi dire, l'une des premières à introduire sinon
à révéler en barres de minerai pur sur la scène
de nos théatres. Sa connaissance avec ce folklore remonte
à ce jour où, rompant une fois pour toutes la glace,
elle parvient non sans force insistance à vaincre les réticences
de cette marchande de lait, sa pratique, à l'emmener à
ce lakou niché «au haut du morne» voisin d'où,
depuis quelques temps déjà, fusait cet air lancinant
et plaintif dont en vain, des nuits entières, elle s'efforçait
d'écrire la partition. De cette nuit, «initiatique»
pourrait-on dire, qu'elle passe alors dans la contemplation d'une
magie insoupçonnée et fascinante de gestes, dans l'imprégnation
de chants et sons dont elle a sûrement du être parmi
les premières de son monde à approcher de si près
les recoins denses et sacrés, date, on le sait, ce grand
pélérinage musical qui la verra parcourant le pays
entier, visitant les hounfò, les lakou, attentive aux moindres
cahutes, aux moindres «sons» d'un «service»
ou d'une cérémonie vodou.
Mettant alors à profit ce qui devait être un don exceptionnel
pour la musique et, devenue légendaire, cette mémoire
jamais en défaut lui permettant de rejouer sans rature, même
quelquefois en reprenant d'oreille, elle emmagasine tout, étudiant
les rythmes, les décomposant et réharmonisant à
souhait. Ravivant un feu dont, une quinzaine d'années plus
tôt, un Justin Elie, un Franck Lassègue agrémentaient
leurs compositions musicales en les «parfumant de l'âme
populaire haïtienne», et l'alimentant d'une foi ainsi
que d'une conviction propres, Lina, musicienne née, qui professait
vis-à-vis des classiques un respect touchant à la
véneration (préférant par dessus tout Mozart,
qu'elle interprétait par ailleurs à la perfection),
se retrouvera dans le sillage romantique de Chopin, Listz, Granados...
à donner vie à des versions élaborées
d'airs colorés de son terroir, faisant du coup entre le populaire
et le savant, ce mariage fructueux et détonant qui, d'un
pays à l'autre, et à des échelles diverses,
a vu l'accomplissement de tant de musiciens.
Tout entière, en effet, à ce courant d'époque
marqué fortement au sceau prometteur de l'Indigénisme,
sur une scène beaucoup plus accoutumée «aux gracieuses
ballerines» d'Annette Merceron et aux prestations plus «classiques»
de Carmen Brouard, ne la verra-t-on pas, dans des concerts réhaussés
de chœurs, se démener en diable et, dans ce climat où
prend corps un esprit gros du «rejete»(1),
imposer la troupe folklorique où elle fait tout à
la fois office de maître de musique, de chant et chorégraphe?(2).
«Esprit d'avant-garde, femme vive, spirituelle qui
dégageait un tel charisme que même dans ses derniers
jours elle accrochait encore les regards», Lina Fussman-Mathon,
renverse les barrières, ouvre à ses galas folkloriques
les portes du prestigieux cercle Port-au-Princien(3),
et, pénétrant plus avant encore dans l'affirmation
de valeurs frappées d'opprobre, provoque en 1938, l'admiration
mitigée du tout Port-au-Prince en faisant — comble d'audace
pour l'époque! — chanter sur scène en créole
la promotion sortante de l'Ecole Maud Turian où elle enseignait
le chant.
Ce qu'a dû lui côuter un engagement pareil, on ne le
saura jamais. Toujours est-il que c'est à son esprit
frondeur et à celui d'autres tels Clément Benoît
(le premier à tenter dans son programme radiophonique «L'heure
de l'Art haïtien» la diffusion des chansons populaires
du terroir), Simon Benjamin et son chœur Aïda, Odette
Glœcklé (ancien professeur de chant à l'Académie
de musique de Rouen qui offrira également avec ses élèves
des galas folkloriques très appréciés) qu'on
devra la cristallisation de ce mouvement national dont les moindres
fruits ne sont guère qu'une approche et une sensibilité
autres à l'écoute du terroir.
Faits marquants de sa carrière.-
Professeur de Micheline Laudun-Denis, de Ferrère Laguerre
(son neveu), de Jean-Léon Destiné (danseur partenaire
de Gladys Hyppolite, vedette étoile de sa troupe), avec qui
elle partage, autour de 1947, la direction de la Troupe nationale
folklorique, spécialement constituée pour les
fêtes du Bicentenaire et qui avait pour mission «de ressusciter
tout un ensemble de traditions et de légendes léguées
soit par nos origines africaines, soit par les mœurs de l'époque
coloniale, soit enfin par les hauts faits de l'Histoire nationale(3).
Le spectacle inaugural de cette Troupe nationale, principale animatrice
de toutes les soirées haïtiennes du Théâtre
de Verdure également inauguré en la circonstance,
compte parmi les meilleurs de l'époque. On la retrouve toujours
dans le cadre de l'Exposition, au côté de Wanda Wiener
dans la création du spectacle La Féerie des Eventails
et en accompagnement du pianiste américain Donald Shirley.
A une Lina dépisteuse de talent, on devra aussi de faire
connaissance avec les mémorables et troublantes prestations
de la chanteuse Lumane Casimir et les compositions éternelles
du tambourineur Ti Roro. Même frappée de cécité,
elle continuera jusqu'à sa mort, à enseigner et à
orienter tous ceux qui étaient appelés par la musique
et le chant. En 1989, elle est conseillère musicale du Ballet
folklorique d'Haïti dans la création de Doréus
et également de Tezen, conte musical de la même
troupe qu'elle n'aura pas le plaisir de goûter à sa
sortie en décembre 1995.
Les cahiers de musique de Lina Mathon-Blanchet sont introuvables.
Tout aussi introuvables, son curriculum artistique qui retrace ses
correspondances avec ses professeurs et confrères étrangers
et ses nombreux concerts en dehors d'Haïti. Les seules œuvres
gravées lui ayant survécu sont le quintet Contes
et Légendes d'Haïti et les arrangements du Chœur
Simidor produits par Raoul Denis père.
* Basé sur les interviews de Lucienne Mathon-Denis (sa sœur),
Micheline Laudun-Denis, Marlène Roy-Etienne (ses nièces)
et Marithou Chenet-Moscoso.
(1) Elle se fera même interpeller un jour par la police à
une cérémonie vodou avec un groupe de ces étudiants
et se fera vertement tancer pour assister à des manifestations
aussi immorales.
(2) Pour ses prestations, cette troupe étrennait le costume
national dessiné par Lina Mathon Blanchet elle-même:
robe bleue carabella arrangée de volettes en siam, foulards
à la taille et pour les cheveux en siam; pantalon de gros
bleu, machette et alfor pour les hommes, dont on retrouve aujourd'hui
encore beaucoup de variantes. Elle en fera pour elle aussi son costume
journalier de directrice de troupe et pour ses prestations sur scène.
(3) Serait resté mémorable le gala d'art indigène
qu'elle y présenta en mai 1939 avec Anton Werber-Jaegerhuber,
Charles Miot et Gaston Durand. Georges Corvington, op.cit. p296.
La troupe de Lina a été invitée à
représenter Haïti à un grand festival folklorique
de Washigton au Constitution Hall des «Daughters of the American
Revolution» dont l'accès avait été jusque-là
interdit aux artistes de couleur et même à la célèbre
Marian Anderson. Jean-Léon Destiné, Hommage à
Lina Mathon-Blanchet, Le Nouvelliste, 15 mai 1994.
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
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