1957: année d'intronisation et des premières foulées
d'un pouvoir qui «d'entrée de jeu, tendra de toutes
ses forces à réduire toutes les formes de contestation,
à désorganiser toutes les sources du pouvoir traditionnel
et à perpétrer sa domination»(1).
Marqués d'entorses de toutes sortes aux libertés laborieusement
acquises, souvent au prix du sang, par une génération
d'hommes et de femmes, ces premiers moments assisteront, en effet,
à la mise en place éhontée de procédés
de dissuasion ne souffrant aucune équivoque quant aux couleurs
véritables et la volonté arrêtée d'un
gouvernement de faire place, résolument nette, à la
voix unique. Pour ne citer que des exemples touchant aux femmes,
on se rappelle, aujourd'hui encore, de l'arrestation de Gilberte
Vieux, des visites de nuit, nullement de courtoisie, des cagoulards
à la journaliste Yvonne Hakim-Rimpel et aux demoiselles
Wiss, «propriétaires d'une école privée,
liées à la bourgeoisie mulâtre des Gonaïves»(2)
visites auxquelles ne manquaient inévitablement de faire
suite, émanant d'autorités non encore frappées
de l'indifférence absolue des meilleurs moments du règne,
ces esquives maladroites aux protestations osant encore ouvertement
se formuler. On assistera aussi, dans la plus grande impuissance,
à la résiliation d'une charte garantissant les droits
de la personne avec notamment le rétablissement de la peine
de mort en matière politique(3).
Il ne faudra en réalité pas plus de quatre ans pour
voir ramenés à néant sinon l'enthousiasme du
moins les remous d'une combativité ne laissant depuis plus
d'une trentaine d'années déjà, d'alimenter
de manière continue, on a pu l'apprécier, tous les
secteurs vifs du pays. Car, il fallait s'y attendre, «les
multiples formes d'action et de protestation issues des milieux
de l'enseignement, des syndicats, des professsionnels, des étudiants
et du clergé catholique, se heurteront à la volonté
du pouvoir d'étouffer, parfois dans l'œuf ou de pervertir
par la corruption tout mouvement à vocation démocratique.
Les associations seront dissoutes ou disparaîtront une à
une, leurs dirigeants emprisonnés, persécutés
ou contraints à l'exil»(4).
Du côté des femmes auxquelles un temps infini d'engourdissement
imposait, en quelque sorte, le labourage assidu de sillons propices
à l'épanouissement fécond des acquis fraîchement
gagnés, se fera sentir d'abord le désarroi puis le
grand vide. L'époque connaîtra bien sûr ses femmes
de pouvoir, tristement célèbres mais les fortes têtes
de l'avant-Duvalier se verront contraintes à l'exil et, pour
d'autres, meubler ce grand silence, se ramènera au cantonnement,
plus qu'obligé cette fois-ci, dans des œuvres sociales,
impunies tant qu'elles acceptaient de s'inféoder à
la politique d'Etat ou de s'accomoder du plus patent anonymat.
Il y aura, bien sûr, la route épineuse du refus, laquelle
verra des femmes, en nombre «de beaucoup plus important
en poids relatif que la participation féminine dans la politique
officielle et légale de l'époque»(5),
s'engager clandestinement et de manière significative, dans
tout ce qui se dessinait alors sous bannière d'opposition.
«Dans le cadre du front antiduvaliériste et anti-impérialiste
réunissant plusieurs partis et organisations dits de gauche»
(1963), il est par exemple signalé la création de
Fanm Patriyòt, «organisation clandestine de femmes
sans visée explicitement féministe quoique ayant une
telle orientation». L'anonymat étant alors protecteur,
y échapper signifiait être dépistée et,
le plus souvent... mise hors état de protester. On connaît
les noms de Yanick Rigaud, étudiante engagée:
trouvée morte à Savane Salée à Fontamara
en 1969 (à 22 ans); Bleuette, compagne de Auguste
Ténor (poète assassiné en 1969): devenue folle
après son passage en prison; Gladys Jean-Francois, étudiante
arrêtée en 1969: portée disparue; Denise
Prophète, animatrice de radio kidnappée en mars
1973: portée disparue; de Mme Denise Mondestin, Rosette
Bastien, Lucienne Louissaint, Marie-Thérèse Bastien...
et tant d'autres. Bien plus tard, à la faveur de la «relance
démocratique» de la fin des années 70, des femmes
telles Marie-France Claude, Michèle Montas, Lilianne Pierre-Paul...
n'oseront publiquement contester un pouvoir établi que
pour avoir aussitôt à payer leur audace de la prison
et de l'exil (1980).
En comparaison aux années précédentes, à
signaler également pour la période, comme imposé
par une dictature se réservant définitivement tous
les lieux de pouvoir, un investissement plus nourri et réussi,
dans ce terrain de «neutralité» du domaine professionnel.
En nombre de plus en plus accru et sur un pied franchement plus
égalitaire, des femmes excellent à des postes de décision
dans les banques, les entreprises privées, et également,
à la faveur de la coopération internationale qui fleurira
dans les années 70, dans les ONG et les organisations internationales...
C'est aussi, dans le sillage d'une prise en main au niveau international
du combat pour l'amélioration des conditions de vie de la
femme, l'époque féconde des services et unités
spécialisées, et également, des publications
traitant de la problématique de la femme.
On ne peut passer sous silence la création en 1978 du Centre
haïtien de recherches pour la promotion féminine (CHREPROF),
offrant depuis dans les principales régions du pays une formation
de base sur mesure touchant à l'économie domestique,
la gestion des petits commerces ainsi qu'un appui constant à
la création, au développement de comités, de
groupements coopératifs de femmes. L'action du CHREPROF est
alimentée de façon régulière d'études
et de recherches diverses sur la situation de ces femmes menées
sous la constante direction de Marie-Carmelle Lafontant.
Avec la création du Fonds haïtien d'aide à la
femme (FHAF) leur ouvrant pour la première fois l'accès
au crédit, un nombre intéressant de femmes (actuellement
près de 3.000) réparti dans les principales villes
du pays, bénéficie d'un programme de prêts et
d'assistance en gestion inauguré en 1981, sur l'initiative
de Josseline C. Fethière, accompagnée d'Eveline
François et de Marie-Michèle Rey —
toutes trois du milieu bancaire. Un regard tout spécial doit
être jeté sur une initiative jusque-là inédite:
le Centre national et international de documentation et d'information
des femmes en Haïti (ENFOFANM) monté en 1987 par Clorinde
Zéphir et qui, après de 8 ans de fonctionnement,
vient d'inaugurer la première maison d'édition de
femmes haïtiennes: Les Editions ENFOFANM. Actuellement, ENFOFANM
édite et publie mensuellement une revue en créole,
Ayiti Fanm. Plus près de nous enfin, on retiendra
cette tentative de coordination regroupant près d'une cinquantaine
de groupements et d'organisations de femmes à la création
récente (1994) de l'Alliance des Femmes Haïtiennes,
(AFHA) dont la première direction fut assurée par
un comité présidé par le Docteur Yolène
Vaval-Suréna.
La fin, en 1986, du trop long épisode Duvalier, bien que
favorisant, dans le fourmillement de partis et d'organisations politiques
de tous bords, la reconstitution ou l'émergence de mouvements
féminins divers, ne semble pas avoir réussi —
pareil vœu fut-il, au demeurant, jamais formulé —
à reprendre le débat politique féminin au point
de coupure de 1957. Régression ou, au contraire, émergence,
dans l'ombre d'une dictature, l'une des plus rétrogrades,
s'il en fût, d'une conscience plus largement citoyenne? Individuellement
ou en groupe, l'Haïtienne semble aujourd'hui se retrouver d'une
présence pour le moins active et marquante au plus fort de
la transition, mais coupée visiblement de toute nécessité
d'un discours formellement féministe. Le constat est là
de plus d'une dizaine de groupements féminins profilant,
pour une très grande part, une orientation, si ce n'est un
penchant nettement marqué vers le communautaire. La liste
est longue où l'on retrouve : La Ligue féminine d'action
sociale (1934), Le Mouvement féministe haïtien (1982),
Kay Fanm (1985), et, ayant vu le jour à partir de 1986, Fanm
d'Ayiti, Solidarite Fanm Ayisyen (SOFA), Rasanbleman Fanm Popilè,
Fanm Je Klere, Fanm Leve Kanpe, Konbit Liberasyon Fanm, le Comité
féminin contre la torture, la Ligue haïtienne de défense
des droits de la femme rurale...
Notre histoire, pourtant, n'aura jamais compté autant de
femmes à des postes politiques éminents : de celui
de premier ministre (avec Claudette Werleigh) à celui
de présidente (avec Me Ertha Pascal-Trouillot), elle
est au Conseil d'Etat, au Conseil électoral, au Sénat
de la République et, à l'occasion, titulaire de ministère-clé...
Les opportunités non plus n'auront jamais été
aussi grandes. En 1989 déjà, sera installé
le premier secrétariat à la Condition féminine
confié par le gouvernement Manigat à Raymonde Chandler
qui ne verra de successeur à sa très courte gestion
qu'en novembre 1994, avec la nomination de Marie-Lise Déjean
par le gouvernement Aristide. Sur les 26 candidats à la présidence,
aux élections de 1990, une prétendante, Marie-Colette
Jacques, annonce dans un discours la création de son
parti, Le Parti pour l'avancement intégral du peuple haïtien
dont, peu après sa disqualification par le CEP, on n'entendra
plus parler. Me Mireille Durocher-Bertin a été
assassinée peu avant l'annonce officielle de création
d'un parti dont elle aurait eu la présidence.
(1), (2), (4) Claude Moïse, op.cit, p381 et suiv.
(3) Entendez: «les infractions dirigées contre la
sûreté intérieure et extérieure de l'Etat,
les attentats et complots contre la vie ou la personne du chef de
l'Etat, et même contre la personne d'un membre du pouvoir
de l'Etat, d'un haut foctionnaire ou d'un membre quelconque des
Forces Armées d'Haïti» Claude Moïse, op.cit.
(5) Suzy Castor, op cit, p48
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
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