Les enfans sont les premières victimes des séquelles de l'exclavagisme.
Les vraies raisons du naufrage haïtien

23 mars 2004



LE FIGARO -- A 11 ans, Pati ne veut plus rien apprendre de la vie. Ses épaules sont secouées de tics nerveux. Battue presque tous les jours depuis près de six ans, tout juste nourrie d’un peu de pain et de maïs quotidiens, cette Cosette de l’an 2004 se lève à 5 heures du matin, travaille d’arrache-pied seize heures durant, puis se couche sur le sol, sous une table, prostrée, la dernière de la maisonnée.

Dans le quartier poubelle de Carrefour, à Port-au-Prince, Pati est une restavek, une enfant de la campagne offerte à des citadins, dans l’espoir qu’elle puisse aller à l’école. Pati ne suit aucun cours. Comme 95% des 9 millions de Haïtiens, elle ne sait rien, « même pas son nom », dit le père Miguel, qui s’occupe d’elle lorsque la fillette réussit à s’échapper jusqu’au foyer où le prêtre accueille 250 restavek.

Pati est une personne au rabais, l’un des 300 000 petits esclaves d’Haïti. Elle ignore bien sûr qu’il y a deux cents ans ses ancêtres ont conquis leur indépendance en s’affranchissant de l’esclavage.

Pati, avec sa souffrance, son regard qui plonge, fuit et sombre, illustre tragiquement deux cents ans d’échec collectif en Haïti, une société comme pétrifiée dans ses contradictions, figée dans la désespérance. « C’est un pays qui ne progresse pas, il régresse », constate un prêtre depuis vingt ans en Haïti, qui n’a pas besoin des chiffres du naufrage du PNB (320 € par an et par habitants) pour constater le gâchis, immense, durable.

Aucune autre nation de la terre n’a reçu depuis un siècle autant d’aides étrangères par tête d’habitant. Des surfaces de terres cultivables à l’époque de l’indépendance, il ne reste plus que 2%. Les productions de coton, de cacao, de sucre, de bois de campêche représentent à peine 5% de celles de 1789, quand elles existent encore. Elles n’ont été remplacées par rien. Port-au-Prince, jadis capitale de la Perle des Antilles, la colonie qui à elle seule assurait le tiers du commerce extérieur du royaume de France - « Le Koweït du siècle de Voltaire », rappelle justement Régis Debray, envoyé par Dominique de Villepin en mission sur l’île -, est devenue une porcherie, où l’on s’entre-tue plus facilement que n’importe où au monde (32 coups d’Etat pour 45 chefs d’Etat en deux siècles, 80 lynchages par mois à Port-au-Prince pendant les dernières années d’Aristide), et où l’on meurt naturellement, en moyenne à l’âge de 52 ans.

Cette chute libre, cette persistance dans la calamité, pose à tous les Noirs du monde la question de leur aptitude à conduire leurs pays au développement. C’est ce qu’affirmait le président sud-africain Thabo Mbeki, le 1er juillet 2003, lors d’un discours prononcé à l’université des Indes occidentales, à Kingston, la capitale de la Jamaïque : « Nous devons constater que, si les révolutions américaines et françaises ont réussi à créer les conditions du développement pour les peuples américains et français, déclarait-il, Haïti n’a pas connu le même développement. Au contraire. Nous, les Africains, et ceux de la diaspora, nous avons à répondre à cette question : pourquoi la condition des Africains s’est-elle dégradée au fil des ans, malgré le fait que les républiques africaines existent en temps que républiques noires, comme c’est le cas en Haïti depuis deux cents ans ? »

Haïti, c’est vrai, soulève des interrogations dérangeantes. Dans cent cinquante ans, tous les pays noirs africains seront-ils à leur tour tombés au niveau d’Haïti ? Pourquoi, en dix générations, les Haïtiens n’ont-ils pas forgé la moindre valeur commune ? Comment cet Etat sans idée de nation est-il devenu maintenant un pays sans Etat ?

L’individualisme des Haïtiens est la première des explications. On compte entre 64 et 72 partis politiques dans le pays, et une quinzaine d’organisations patronales. « L’indépendance est le seul acte unifié que nous ayons réussi à faire, explique une journaliste locale. Après, ce fut une lutte de classes, de castes, des races. Nos classes dirigeantes n’ont jamais été capables de s’entendre pour trouver des solutions. Pour cela, ils se tournent vers le Blanc, qui sait tout. Le Blanc, c’est la solution toute faite. L’Américain ou le Français décide alors en fonction de ses intérêts. »

Ce « chacun pour soi » des habitants, doublé d’une méfiance très jalouse à l’égard de son voisin, trouve ses racines dans l’histoire du pays, où l’Etat n’a jamais incarné rien de bon. Comme l’explique l’historienne Suzy Castor, « en 1804, les chefs de la guerre d’indépendance se transformèrent pratiquement en gouverneurs et administrateurs de la jeune république », et s’arrogèrent les immenses domaines des colons chassés, sans rien changer à l’organisation féodale des campagnes. La moitié des 500 000 esclaves d’Haïti, « libérés » en 1804, étaient nés en Afrique. « Les paysans sont restés des quasi-citoyens, dit Laennec Hurban, chercheur au CNRS, d’ailleurs le mot « paysan » figure toujours sur leurs papiers d’identité. Les élites urbaines ont vécu de cette paysannerie robuste, et ont tout fait pour que ça dure. »

« L’indice de supériorité des individus se mesure encore à la clarté de leur peau », regrette Jean-Claude Bajeux, sans doute le plus brillant intellectuel du pays. « Aujourd’hui, un million d’enfants - la moitié d’entre eux - vont à l’école. Sur ce nombre, 10% arrivent au bac. Et 10% de ces 10% savent écrire une lettre en français sans fautes. » Misérable bilan pour des hommes politiques incapables de discuter et de s’entendre, et des hommes d’affaires malthusiens. Haïti n’a donc pas les élites qui font décoller un pays. D’abord, parce qu’elles portent un regard méprisant sur « la populace analphabète ». Ensuite, parce qu’elles ont un goût immodéré pour le pouvoir à tout prix. Les seules périodes de stabilité politique (mais pas de développement économique) furent les années de l’occupation américaine (1915-1934) et celles du règne des Duvalier (1957-1986).

Tout Haïtien, dès qu’il est devenu un homme d’affaires prospère, un avocat ou un spécialiste réputé, aspire à devenir président de la République, premier ministre, ou éventuellement ministre. Cette rude ambition se paye de grands mots - on invoque avec des accents révolutionnaires un passé glorieux, à tout propos, et en particulier pour fouetter un nationalisme vide de sens ou pour cacher les tares nationales -, mais, comme on se situe dans un projet ultrapersonnel, on n’a pas le moindre sens de la tolérance et du dialogue. Qui parle en Haïti de réconciliation, d’amnistie, d’un Etat de droit ? Personne, sauf lorsqu’il s’agit de chasser un dictateur. Dans ces seules circonstances, les élites savent trouver des accents communs, vite rangés au placard des accessoires, lorsque le tyran est parti en exil.

Dans cette société noire où l’apartheid entre classes sociales est une réalité (à Port-au-Prince, il y a les quartiers résidentiels et « la basse ville »), apparaissent donc régulièrement des fusées serpentines, comme Aristide, qui, surgies du peuple, le mobilisent soudain contre une classe sociale (les riches) ou une race (les mulâtres, en général), avant de terminer en dictateurs psychopathes, dans un engrenage de destructions (les « dechoukages), de folie pure. « Tous ceux qui prennent ici le pouvoir ont été des frustrés, d’une façon ou d’une autre, explique un journaliste haïtien, et on ne peut pas gouverner avec de la frustration. Aristide, par exemple, était un homme qui croyait tout savoir, qui n’avait jamais tort, et qui a tout détruit dans le pays pour être le seul homme que l’on devait consulter. N’est-ce pas effarant ? »

Ça l’est d’autant plus que le parfum tenace de l’esclavagisme dans la société haïtienne a produit un homme qui n’est jamais responsable, et donc jamais fautif. « Pas fot moin » (« Ce n’est pas ma faute ») est l’antienne nationale. Aristide à Bangui, après avoir amené son pays au bord du gouffre, le répète : « Pas fot moin. » Cette propension à se cacher la tête dans le sable, ce « maronage » contemporain (l’esclave qui s’enfuit dans la montagne et masque toujours son sentiment devant son maître) induit une autre tare psychologique de la population : si ce n’est pas moi, c’est donc systématiquement la faute de l’autre. Et l’autre, c’est forcément celui qui ne me ressemble pas, « l’étranger », l’Américain. Ou sa version plus souple, le Français.

Cette démission, cette irresponsabilité, est générale. Elle va du chauffeur de taxi qui tombe en panne en rase campagne et qui dit « Pas fot moin » à cet homme politique connu qui nous déclarait hier, sans rire : « La France devrait nous aider à monter des partis politiques. » Un travers qui a son corollaire, nécessaire : les « étrangers », les Américains en tête, sont accusés de tous les malheurs du pays. En ce moment, la population de Port-au-Prince fustige les marines et nos légionnaires parce qu’ils ne désarment pas en 4 jours les Chimères, ces milices de milliers de voyous armés jusqu’aux dents par Aristide...

De l’intervention réclamée aux étrangers, à la dénonciation, immédiatement après, de « l’immixtion » des étrangers dans la vie haïtienne, il n’y a donc qu’un pas. La faillite des élites du pays est dans ce constat : depuis deux cents ans, comme le dit Laennec Hurban, « le sentiment d’être un citoyen de ce pays n’est pas clair. La mentalité de citoyen n’a pas beaucoup évolué ». Ce que le père Le Beller, de la Société des prêtres de Saint-Jacques, traduit à sa façon : « Les Haïtiens sont ici chez eux, le proclament, mais ont du mal à habiter la maison. Ils en ont un peu honte parce qu’elle se désagrège. Alors c’est l’étranger qui va mettre de l’ordre dans la maison. Et cela ne vous aide pas à grandir. »

  François Hauter