D'un colon et d'une mulâtresse affranchie, la rue Traversière de Port-au-Prince voit la naissance, en 1767 et en 1769, de deux jeunes métisses dont les noms ne tarderont pas à figurer parmi les plus populaires de Saint-Domingue: Minette et Lise. Nourrissant alors pour ses petites un rêve qui, compte tenu de sa situation des plus modestes et des barrieres à l'époque étanches de race, ne pouvait être que des plus précaires et audacieux, la mère se met en frais de les initier, mais clandestinement, au syllabaire et plus tard, épuisant à cet effet les maigres rapports de son petit commerce de pacotille, leur engagera un maître d'études.
Quand à quelques années de là, subjuguée
par le charme agissant de ces filles d'une beauté enjouée
et remarquable, Mme Acquaire, actrice créole de La Comédie
de Port-au-Prince, se proposera de leur enseigner le solfège
et la diction, y verra-t-elle l'appel inespéré du
sort? Nous sommes autour de 1780 et cette offre de la Dame Acquaire,
entraînant d'un pas assuré les petites Minette et Lise
dans la Danse sur le Volcan(1), leur traçait,
du même coup, la voie qui mènera à la consécration
des acteurs de couleur sur la scène de Saint-Domingue(2).
Peu de temps après, en effet, faisant montre d'une disposition
exceptionnelle pour le théâtre lyrique, Minette qui,
dans l'intimité ne laissait de recueillir l'approbation des
proches, ne tardera pas à se voir ouvrir les portes de la
Comédie de Port-au-Prince — jusque-là forcées
uniquement par les talents indiscutables de nègres musiciens
— où le 25 décembre 1780, aux côtés
d'acteurs notoires, elle se fera chaudement applaudir «dans
des ariettes `du genre' et plusieurs duo», «au grand concert
vocal et instrumental» traditionnel de Noël. Enhardie
par ce succès d'estime, on la verra alors, en dépit
de ses 13 ans, former avec le concours de la dame Acquaire et son
mari également artiste à la Comédie, l'audacieux
projet de se présenter non plus dans un tour de chant mais,
rêve combien ambitieux pour l'époque, dans un rôle
d'opéra.
De ce jour mémorable qui verra alors la scène s'ouvrir
triomphalement sur son avenir, on n'a encore autant et mieux dit
que Moreau de Saint-Méry: «Le 13 février 1781,
M. Saint-Martin, alors directeur, consentit à voir mettre
le préjugé aux prises avec le plaisir, en laissant
débuter sur ce théâtre, pour la première
fois, une jeune personne de 14 ans, créole(3)
du Port-au-Prince, dans le rôle d'Isabelle de l'opéra
Isabelle et Gertrude. Ses talens et son zèle, auxquels on
accorde encore chaque jour de justes applaudissements, la soutinrent
dès son entrée dans la carrière, contre les
préventions coloniales dont tout être sensible et juste
est charmé qu'elle ait triomphé. C'est assez, sans
doute de ce que la politique a concédé à l'orgueil
sans qu'il faille encore que les Beaux-Arts reconnaissent son empire.»(4)
Le succès est inespéré, on ne parle plus que
du mystère et de l'étonnement de «La Jeune Personne»,
surnom appelé à devenir le nom de scène d'une
femme dont l'emprise de ce jour ne laissera de croître.
Engagée pour trois ans par un Saint-Martin tout aussi subjugué
qu'intéressé on verra cette jeune femme d'un dédain
affirmé pour les comédies locales jugées comme
une dégradation de l'Art, réussir à la mort
de celui-ci, le tour de force d'assurer seule, au milieu d'hostilité
et de haines raciales toutes les étapes d'une carrière
exigeante et passionnée. En effet, au faite d'une gloire
enviable, ne la verra-t-on pas monter de plus en plus seule des
spectacles où, tenant pour peu les critiques qui signalent
son goût trop prononcé du luxe et de l'apparat, elle
régle décors, costumes et mise en scène, envoûtant
son public par des rôles d'une facture de plus en plus nuancée
et ardue et n'ayant de cesse que de détrôner sa rivale
de gloire, Madame Marsan la Blanche, qui occupe la scène
et les esprits du Cap.
Ce tour de force le réussira-t-elle aussi? Au dire de l'Histoire
oui mais, les «exigences du régime et du milieu»,
on le comprend aisément, ne le lui concéderont que
de façon toute mitigée.
Lise, de son côté, fera le choix réaliste de
ne pas s'établir à la Comédie de Port-au-Prince.
Heureuse décision peut-être, car tiendrait-elle le
coup à côté de la dévorante ascencion
de sa sœur? Après des débuts réussis aux
Cayes en 1784, elle comblera les publics de Saint-Marc, de Port-au-Prince,
de Léogane, souvent dans d'autres succès que ceux
de prédilection de sa sœur. Oui, Lise aussi, «...aime
«le grand genre» et aurait exécuté avec
autant de brio les meilleurs succès de Minette mais, assumant
plus allègrement sa «créolité»,
il ne lui déplaît guère de figurer dans Les
Amours de Mirebalais, et d'être, à l'ombre de
la case de papa Simon, la commère Thérèse,
avec sa jupe grossière retroussée jusqu'aux genoux,
sa pipe de terre cuite et la saveur des réparties en créole.»(6)
Si, elle semble évoluer dans l'ombre de son aînée,
les affiches la citant quelquefois comme la sœur de la demoiselle
Minette, un témoignage de Moreau de Saint-Méry laisse
entendre cependant qu'elle n'en a pas pour autant moins recueilli
de suffrages: «...je me rappelle d'avoir assisté
avec plaisir à quelques représentations et d'y avoir
applaudi en 1788 la jeune Lise, qui d'après ce qu'elle avait
acquis depuis son début aux Cayes en 1784, promettait d'ajouter
aux annales théâtrales de la Colonie un exemple aussi
heureux que celui de sa sœur...».(7)
L'histoire de Minette et Lise s'arrête à 1789. La
jeune Lise se serait fait applaudir pour la dernière fois
le 24 janvier de l'année précédente dans un
des rôles principaux de Faux Lord ou le Pacotilleur
et la demoiselle Minette au grand gala du dimanche 4 octobre 1789
dans La répétition interrompue de Charles Mozard.
Et puis le néant. On sait que cette même année,
avaient déferlé sur les rives de Saint-Domingue, les
vagues successives de cette marée de révolte qui avait
ébranlé de fonds en comble la Métropole. Les
années qui suivirent à Saint-Domingue avaient connu
le pillage, l'incendie de plusieurs centaines de maisons, notamment
de La Comédie du Port-au-Prince, et aussi le massacre de
plus d'un millier de femmes de couleur. Mais dans l'ignorance la
plus complète demeure-t-on, aujourd'hui encore, de laquelle
de ces vagues aurait emporté Minette et Lise. La bouleversante
année 1789 avait baissé le rideau sur leurs glorieuses
voix.
* Minette et Lise étaient deux sœurs, nées à Port au Prince, métisses, filles d'un colon et d'une mulâtresse affranchie, découvertes et formées au chant, à l'opéra, à la comédie par l'actrice lyrique Madame ACQUAIRE. Depuis 1780 pour l'aînée, alors âgée de 14 ans, à la Comédie du Port au Prince, dirigée par François SAINT-MARTIN, et depuis 1784 pour la cadette, "leur carrière fut jalonnée de triomphes". Saint-Martin mourut en 1784 sans avoir versé à Minette le salaire promis de 8.000 livres par an et son exécuteur testamentaire François MESPLÈS n'en fit rien non plus. Apogée de sa carrière en 1787. Sa sœur Lise joua sur diverses scènes de l'île : les Cayes, Saint-Marc, Léogane. En 1789 elles disparaissent l'une et l'autre sans laisser de trace, peut-être dans l'incendie qui ravagea Port au Prince et sa Comédie le 22 novembre 1791.
Minette et Lise… deux actrices de couleur sur les scènes de Saint-Domingue
* Tiré des recherches de Jean Fouchard dans Le Théâtre
à Saint-Domingue.
(1) Titre d'un roman de Marie Chauvet inspiré de l'histoire
de ces deux jeunes filles.
(2) Les souvenirs de la visite à Port-au-Prince d'Alfred
de Laujon après 1786 et ce qu'il rapporte du théâtre
colonial sont à ce compte éloquents: «Les
acteurs me faisaient beaucoup rire. Une maîtresse était
jaune, un amant était blanc et quelques noirs jouaient le
rôle de courtisants. Il fallait se reporter sur la scène
pour ne pas entendre parler de préjugés. Ce fut surtout
à l'apparition des chœurs que j'eus de la peine à
me contenir. Je voyais dans l'ensemble des figures un mélange
de couleur dont les nuances étaient différentes entr'elles,
et les yeux s'y perdaient. Avec cela, j'entendis plusieurs voix
qui me surprirent et je ne trouvai pas que la pièce fût
mal représentée». Cité par Jean Fouchard
op.cit. p291.
(3) Le mot «créole» semble être pris ici
par l'auteur dans une acception autre que celle courante de «personne
de race blanche née dans les colonies» et jusque-là
inconnue de nous, car il est incontestable que Minette était
une métisse.
(4) Moreau de Saint-Méry, op.cit. p989.
(5) J. Fouchard, op. cit. p282.
(6) J. Fouchard, op. cit. p284.
(7) Moreau de Saint-Méry, op.cit. p1101.
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
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