Hommage à Aimé Césaire |
Auteur: Tchaptchet Jean-Martin |
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Aimé Césaire s’en est allé donc. Pour l’éternité, « comme une matrice calcinée par les grands soleils de l’amour¹ ». A travers le monde, certains se disputent sa dépouille pour qui l’honorera le mieux. Des voix multiples et diverses lui rendent hommage. Ils glorifient ce qu’ils jugent avoir été sa pensée, ses messages, ses joies et ses souffrances. Un festival de libres expressions qui sont fonctions des tendances littéraires, des intérêts politiques ou des choix idéologiques de ceux et celles qui les formulent. Je veux pour ma part dire ce que Aimé Césaire a donné à nous, jeunes étudiants africains des années de luttes anticolonialistes. Premièrement, il fut notre idéal, mais aussi notre poète, notre dramaturge, notre idéologue, notre camarade et notre philosophe. Je veux retenir pour ma part qu’il fut l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal, du Discours sur le colonialisme, de la Lettre à Maurice Thorez, de Et les chiens se taisaient, de Tragédie du Roi Christophe qui nous servirent de manifestes à cette époque de grandes effervescences idéologiques et de luttes politiques. A nous jeunes étudiants, mais aussi à des millions d’hommes et de femmes des cinq continents qui appartenaient à la classe des exploités, à la race des opprimés et des humiliés, aux peuples colonisés. Les verbes de Césaire nous unissaient et nous mobilisaient tous dans notre quête militante de dignité, de liberté, de justice et de bonheur pour un monde que nous voulions solidaire. Deuxièmement. Pour nous, Césaire ne restera pas seulement le représentant d’une époque ou d’une génération. Il fut et demeurera l’un des porte-flambeaux de cette catégorie de dirigeants qui, à travers les âges passés et les siècles à venir, pensent et oeuvrent pour le bonheur de l’humanité. De toute l’humanité. Il importe de souligner qu’il n’était pas un solitaire, chantre d’une négritude soumise. Il ne luttait pas seul. Le second hommage que je veux lui rendre, consiste à faire revivre l’atmosphère de ces années cinquante de lutte anticolonialiste dont il fut à la fois un des penseurs, un des animateurs et un des guides. Le texte qui suit est extrait de mon livre Quand les jeunes Africains créaient l’histoire² . « Ce fut par hasard que je tombai sur la poésie de Jacques Prévert, le grand poète français. La lecture de son recueil Paroles m’éblouit et me bouleversa. Avec lui, j’entamai une véritable révolution de mon itinéraire poétique. Il me permit d’apprécier le haut niveau de créativité qu’offrait la rupture avec les chaînes de l’art poétique classique. Il prouvait à la perfection que le poète n’était interdit de séjour nulle part quand il s’agissait de s’inspirer, car il était avant tout un humain disant en vers les problèmes, les interrogations, les idéaux, les passions et les espoirs des humains. Prévert m’ouvrait à la beauté et à l’humanisme des poètes du vingtième siècle. Ce fut presque en même temps que j’en vins à la littérature africaine. Ceci se produisit grâce à la lecture de l’Anthologie de la Poésie Nègre et Malgache de langue française de Léopold Sedar Senghor. Alors que chez beaucoup d’écrivains européens et américains du vingtième siècle le réalisme de la peinture sociale et l’engagement personnel m’apportaient des éclairages sur les antécédents de la société clermontoise au sein de laquelle je vivais, l’expression des poètes africains et antillais quant à elle, secouait profondément mon âme, mon émotion et mon exis¬tence. Elle vibrait en moi et y réveillait des sentiments diffus de fierté, d’amour et de révolte. Des liens de solidarité et de complicité se tissaient entre eux et moi, au fur et à mesure que je les découvrais. Beaucoup de textes m’amenaient des larmes aux yeux. Comme Prévert, Eluard, Breton et d’autres, les poètes d’Afrique et des Antilles trouvaient dans le vers libre la meilleure forme de vivre leur liberté. Cette forme enrichissait la beauté, le rythme et la force d’expression de leurs craintes, de leurs révoltes, de leurs espoirs et de leurs messages de solidarité avec tous les Noirs et tous les déshérités à travers le monde. Dans la suite de ma quête de nouvelles frontières du savoir, je découvris aussi Présence africaine, la Revue culturelle du Monde Noir dont je parlerai plus loin. J’ai déjà fait allusion aux contraintes de la guerre froide dans l’ambiguïté de mes communications avec mes interlocuteurs français. Dans ce cadre, je me rendis aussi compte que mes camarades d’université choisissaient les livres qu’ils lisaient ou qu’ils me prêtaient, les films ou les pièces de théâtre qu’ils voyaient, au travers des œillères de l’opposition idéologique capitalisme/communisme. L’Afrique noire ne figurait que très peu dans les journaux français que je lisais. Je palliais cette carence d’une part, en entretenant une correspondance régulière avec ma famille et mes amis au Cameroun ; et d’autre part, en m’enfonçant davantage dans la lecture des publications des Editions Présence africaine. Parmi ces publications, figurait avant tout la revue Présence africaine. Parmi les éléments du contenu de cette revue qui contribuèrent à mouler la conscience politique des étudiants africains, le pannégrisme fut le plus important. Au nom de celui-ci, la revue était ouverte à la libre expression des femmes et des hommes de race noire du monde entier ; à l’analyse des problèmes de tous ordres auxquels ils étaient confrontés ; à la condamnation des injustices et des discriminations dont ils étaient victimes. Ce mouvement de quête de justice et d’égalité se développait pour inclure les déshérités de toutes autres races sans distinction aucune. Cette orientation explique la tendance de beaucoup d’intellectuels africains de l’époque à adhérer aux organisations qui avaient quelque dimension internationaliste. Au nom du pannégrisme, Présence africaine vulgarisait et défendait les études portant sur les cultures, les philo¬sophies et les civilisations nègres de la préhistoire à nos jours, et tout parti¬culièrement celles du continent africain. Dans ce contexte, elle contribua à la diffusion des idées de Cheikh Anta Diop sur l’Egypte nègre, d’Aimé Césaire sur le colonialisme³, du Révérend Père Tempels sur la Philosophie bantoue, de Léopold Senghor sur la négritude présentée comme conception artistique et culturelle des nègres d’Afrique et de la dias¬pora noire des Caraïbes et des Amériques. La revue défendait les arts nègres considérés comme expressions non seulement d’une norme de beauté, mais aussi d’une vision de l’être, de son évolution et de l’univers. La reconnaissance de la signification et du caractère sacré de ces arts pour les peuples africains et de leur impact sur les artistes européens dont des peintres de la trempe de Picasso, nous inspirait une certaine fierté. De tels enracinements culturels des peuples nègres balayaient toutes les théories colonialistes niant aux Noirs toute participation à l’édification des civili¬sations, à la conception des sciences et à l’invention des techniques. Présence africaine encourageait les recherches sur les cultures et les littératures nègres, leur développement et l’affirmation d’une littérature nègre engagée. Parmi les grands noms de l’époque, figuraient Aimé Césaire, Léopold Senghor, David Diop, Biyidi Alexandre (alias Eza Boto et plus tard Mongo Beti), René Depestre, Jacques Roumain, Paul Niger, Richard Wright, etc. Les débats autour de la littérature débouchaient sur le réveil identitaire de l’intelligentsia africaine en formation. Ils abondaient sur la question des capacités intellectuelles des Noirs que Senghor avait résumées dans sa formule « l’émotion est nègre et la raison hellène » que nous combattions avec véhémence. Car cette formule, niant aux Nègres toute capacité intellectuelle à maîtriser les mathématiques, les sciences et les techniques, les emprisonnait dans les seules créations humaines véhiculant des émotions. Par la qualité, la spécificité et la diversité de son contenu, cette revue m’apportait désormais des arguments anthropologiques, artistiques, philoso¬phiques, historiques à la compréhension des traditions, des cultures, des civilisations nègres et des problèmes relationnels entre les Nègres en général, les Africains en particulier et les autres peuples du monde. Elle traitait en particulier les questions de l’historicité et de l’authenticité des cultures, des civilisations africaines, de l’art africain et de l’égalité des races. Aussi bien la revue que les éditions Présence africaine me permirent d’accéder à de nombreux autres livres tels que La philosophie bantoue du Révérend Père Tempels, Nations Nègres et Culture de Cheikh Anta Diop, Ville Cruelle de Eza Boto, Les étudiants noirs parlent, ouvrage collectif de plusieurs étudiants, Peaux noires et masques blancs de Frantz Fanon, Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, les œuvres de Richard Wright, sans parler des recueils de poèmes de Senghor, Aimé Césaire, David Diop, etc Ces publications et d’autres de la même catégorie étaient inconnues des milieux français que je fréquentais. Leur lecture me permettait de donner un sens aux discussions que j’avais avec mes camarades et mes amis français, lesquels se référaient tout à fait naturellement à Aristote, Saint Augustin, Descartes, Kant, Pasteur, Sartre et à d’autres. Mon adaptation, pour ne pas dire mon intégration, semblait prendre racine dans la prise de conscience de l’épaisseur et de l’autonomie de ma différence. Ce réveil associait la découverte de soi en tant qu’Africain face aux autres peuples et suscitait une révolte de fond contre l’enseignement colonial qui visait la destruction de cette identité et de notre histoire. Cette émergence identitaire consciente se développait pour devenir le premier rempart de notre résistance à l’assimilation que visait la colonisation française…. » Gloire éternelle à Aimé Césaire |
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