|
Charlie Parker | Expression sociale et politique | les musiciens | Une musique différente | Lutte des Noirs américains | Conclusion |
|
En 1955, Charlie Parker meurt à trente-cinq ans. Avec lui, les illusions sur la société américaine, sur les espoirs d'intégration nés de la guerre meurent aussi. Parker est devenu un mythe et un martyr : il a vécu pour sa musique mais pas de sa musique alors que les musiciens blancs qui l'ont imité en vivent et plutôt bien. La société américaine blanche ne l'a pas reconnu comme créateur de première importance.
Ces constats, faits dans l'atmosphère ségrégationniste des années cinquante, amènent les musiciens à des conclusions précises quant au devenir de leur art. Il leur faut garder une identité culturelle, être intransigeants sur le contenu et si possible sur sa valeur marchande, ne rien attendre d'un environnement a priori hostile, avoir une musique si bien enracinée qu'on ne puisse la copier, tellement difficile que le monde blanc ne puisse la " voler ". Il devient donc nécessaire de renouveler le discours musical tout en gardant une autonomie créative par rapport au monde commercial et culturel blanc. |
Il s'agit de moderniser la musique noire et de la protéger contre l'affadissement et la récupération. Ce qu'a fait Parker va devenir un outil pour les jeunes générations. La soif de création, l'implication dans la réalité sociale, culturelle, politique, religieuse et aussi la conscience de participer à un événement exceptionnel sont des éléments hérités de Parker qui vont donner naissance au Free Jazz. Celui-ci est caractérisé par la volonté d'innover et de libérer les discours des contraintes commerciales ou esthétiques du jazz traditionnel.
|
Une expression sociale et politique |
Le jazz, et plus précisément le free jazz, est donc bien lié au contexte historique, économique, social et politique des années soixante. En effet, Alain Darré considère la musique comme un fait social total qui occupe une position centrale au sein des éléments qui structurent notre perception du monde.
|
Le social détermine les développements, les fonctions et les significations, alors que le musical réfléchit, exprime l'espace social qui l'investit à son tour en lui insufflant de nouveaux sens.
La musique agit comme un révélateur social générateur d'affects, de symboles, de sentiments dont l'importance n'est plus à démontrer dans le domaine politique. " Par l'amplification des atmosphères de sociabilité, par la démultiplication des capacités motrices des symboles que rend possible l'ensemble du dispositif de production-réception de la chaîne musicale, on atteint la structure même du lien social, sa dimension mobilisatrice et les conditions de l'exercice de l'influence. "(Darré, 1996). La musique peut être, comme dans l'exemple du free jazz, un support privilégié pour des formes d'engagements collectifs construites sur un mode de résistance à toute domination culturelle et politique. Mais le free jazz est aussi une musique identitaire, constitutive d'un groupe racial qu'elle tend à instituer. En effet, si la musique renseigne sur une société, elle constitue surtout un moyen, parfois essentiel, d'affirmer son appartenance à un groupe ethno-culturel et d'en défendre le patrimoine ; à l'idée de musique se mêle donc la notion d'identité " affirmée " ou " à affirmer ". Le rôle de l'art n'est pas de " critiquer la réalité mais de la changer " (Shusterman, cité par Darré, 1996) et le musicien se fait militant en première ligne du combat pour la liberté. Le jazz, comme toute autre forme d'expression, n'est donc pas une création autonome indépendante des structures sociales dans lesquelles il s'inscrit. Il témoigne de l'état d'esprit de la communauté noire et des rapports de force qui l'opposent au pouvoir dominant, laissant transparaître les multiples conditionnements qui pèsent sur la formulation d'une identité socio-politique noire. |
Le Free Jazz et ses musiciens |
Le repère chronologique pour situer la naissance du free jazz est l'enregistrement de Ornette Coleman, en 1960, d'une pièce d'une demi-heure intitulée Free Jazz lors d'une session réunissant un double quartet.
Le free jazz ("jazz libre" qui suggère l'abandon de certains traits jazzistiques supposés intangibles jusqu'ici) est aussi appelé "nouvelle musique", "nouvelle vague" ou "musique noire" (dénomination que préfèrent en général les musiciens en opposition à ce qui est blanc) va être utilisé pour préserver une identité culturelle, revendiquer l'Afrique ; un certain mystère confinant à la magie, à la religion, témoigner par ailleurs d'une certaine révolte, d'une certaine violence qui caractérisent alors la communauté noire. |
Le free jazz représente donc une culture d'opposition, de résistance même. Avec le free jazz, les Noirs vont se réapproprier une musique qui originellement fut la leur. Le free jazz est une tentative de libération culturelle en écho des luttes des Noirs américains pour leur libération politique et économique. De même que le disque de Coleman, la musique de Charlie Mingus annonce aussi le free jazz. Cette musique surgit en écho contradictoire aux manifestations non-violentes du sud, c'est-à-dire en écho à la répression violente de ces manifestations. La dérision et la haine font leur entrée dans la musique, dans les sons et les formes. Les cris (instrumentaux et vocaux), les réitérations obsessionnelles de formules mélodiques et rythmiques, le climat d'oppression que les musiciens produisent vont caractériser le free jazz. On commence à apercevoir que cette musique noire, au niveau de ses formes même, est constituée de rage, d'insultes et de coups, historiquement reçus et musicalement renvoyés comme par un processus d'exorcisme. La violence passe au premier son de la musique préparant ainsi, musicalement et idéologiquement, certaines formes du free jazz et le « Nous ne sommes pas des jeunes gens en colère, nous sommes enragés d'Archie Shepp ». Mais «l'africanité», la négritude, la beauté noire et le nationalisme noir apparaissent déjà dans les années cinquante dans les œuvres et plus encore dans les titres. Les références à l'Afrique (Africa, African Lady, African Waltz,…), à l'esclavage (Work song), aux églises noires (The Sermon, The Preacher…), au parler noir, aux revendications (Justice, Freedom…), aux vaudou et à l'âme noire se multiplient. Le free jazz s'est donc déjà inscrit idéologiquement dans les mouvements qui le précèdent, dont il sera la radicalisation et/ou la critique. Les dernières manifestations de la musique noire avant le free désignent une situation intolérable, une réaction encore brouillonne à la domination culturelle blanche, une sorte de point de non-retour rendant nécessaire le saut du free jazz. |
Un nouveau son, un nouveau style, une musique différente |
Le free jazz se démarque par rapport à la plupart des traits coutumiers du jazz par la structure des morceaux, la fonction et les rapports des instruments, les conceptions rythmiques, le rapport du musicien à son public et aux autres musiciens. Cette série de changements met non
seulement en cause un ordre musical mais aussi un ordre culturel. Par un mouvement double, le free jazz entreprend une ré-appropriation des éléments nègres de la musique afro-américaine en même temps qu'il s'ouvre complètement à toute possibilité d'enrichissement, musical et extra-musical, que lui proposent les codes musicaux situés au-delà du champ d'action supposé du jazz.
En un mot, le free jazz se distingue du jazz par un ensemble de traits dont le thème, les instruments, l'improvisation, le rythme et les différents emprunts aux musiques " étrangères ".
|
Le thème n'est plus l'élément central des œuvres free ; il n'annonce et ne conclut plus forcément l'improvisation ; il n'en est plus le support, la matière première, la garantie mélodique et harmonique.
La notion de couple indissociable " thème-improvisation " disparaît. Par cet effet de distance, toute valeur commerçante est désormais refusée au thème. Les habitudes esthétiques, le besoin de confort et de sécurité mélodique ne sont plus privilégiés. Désacralisé, le thème ne disparaît pas, mais il est utilisé, joué. Il n'exerce plus comme jadis une quelconque suprématie sur le reste de l'œuvre.
|
Du côté des instruments, ce sont les notions de virtuosité et d'instrumentiste qui disparaissent ; on reproche d'ailleurs aux musiciens free de ne pas avoir de " technique ". Ces derniers utilisent leurs instruments de manière peu orthodoxe et dépassent les limites instrumentales imposées par les normes occidentales.
Ce qui était accident, exception devient nouvelle possibilité sonore : les sifflements d'anche, les effets de souffle, les bruits considérés alors comme parasites de la pureté sonore, les registres suraigus, les chocs des clés du saxophone, les cordes du piano frappées directement, les coups d'archet sur la contrebasse sont exploités et travaillés. D'après Ayler, les sons deviennent plus importants que les notes. Cris, chocs, grognements, grincements, tous les effets infra-musicaux participent au discours de l'improvisateur.
De nouveaux instruments sont utilisés : empruntés à des folklores lointains (cornemuse, hautbois pakistanais, flûte indienne, balafon…), à la musique européenne classique (hautbois, basson, fifre, piccolo…), ou moderne (synthétiseurs…). L'introduction de nouveaux instruments correspond au besoin de jouer toute l'étendue et la complexité des possibilités sonores. Aux sons des instruments s'ajoutent encore les bruits produits par le corps humain comme les bruits de bouche et les claquements de doigts. Le musicien free cherche à vocaliser au maximum ses sonorités : l'instrument n'est qu'un prolongement de la voix, du corps. Toutes ses pulsions physiques, voire les plus brutales, sont transmises par l'instrument à la musique. Le besoin d'expression totale, immédiate et fidèle amène le musicien free à bousculer les règles et les critères de l'académisme blanc. Au niveau de l'improvisation, ce qui change, c'est le rapport entre les musiciens ; tous les musiciens de free sont " solistes ". Il n'y a plus de distinction entre la section rythmique et la section mélodique, de hiérarchie entre les instruments solistes et les instruments d'accompagnement. Le plus souvent les improvisations sont collectives : les musiciens improvisent ensemble et en même temps. L'œuvre entière devient improvisation dans la mesure où sa structure et sa forme d'ensemble naissent du croisement plus ou moins prévu des lignes individuelles. Ainsi, pour éviter les répétitions, pour que l'improvisation collective reste à la fois libre et structurante de l'œuvre où elle s'inscrit, les musiciens vont mettre en place un ensemble de repères mélangés d'indétermination : des carrefours convenus, et des zones vagues, un système de canalisation de l'imprévisible. Au niveau du rythme, le free jazz est poly-rythmique ; il est plus proche des rythmes africains que le bebop ou le swing. Cécil Taylor, un pianiste free, disait : " Le rythme devient mélodique et les instruments mélodiques deviennent rythmiques, (…) il y a eu échange des fonctions traditionnelles. "(Cales, 1971). Le batteur, considéré jusqu'à l'apparition du free comme le principal responsable de la démarche rythmique, dispose à son gré roulements et accentuations, sans chercher à servir, pousser ou orienter ses compagnons. Alors que le tempo et la nature du swing étaient, dans le jazz traditionnel, définis dès les premières mesures, l'accent rythmique des œuvres free reste imprévisible. |
Le Free jazz, moyen d'expression de la lutte des Noirs américains |
Le free jazz intègre (ou réintègre) plusieurs éléments de musiques " étrangères ". Pour commencer, le free jazz revalorise et actualise des traits musicaux spécifiquement africain. : prééminence du rythme, nouvelles fonctions mélodiques de la percussion, utilisation d'instruments de tradition culturelle occidentale de manière inédite et " africanisante ", et surtout réinsertion de la vocalise dans le discours instrumental.
Ensuite, pour ne se priver d'aucune source possible de renouvellement, pour élargir au maximum leur champ d'action, universaliser leur musique, lui trouver des correspondances au-delà du ghetto, les musiciens free se sont généralement tournés vers l'orient pour s'inspirer notamment du statut des instruments et de leurs timbres inédits. " Je suis, déclare Cécil Taylor, tout ce que j'ai vécu. Je n'ai pas peur des influences européennes. Ce qui est important, c'est de les utiliser (comme le fit Ellington) en tant que partie intégrante de mon existence de Noir américain. ".
Les musiciens de free jazz sont tous impliqués plus ou moins directement dans le développement des luttes noires et des mouvements politiques, parce que tous ont à subir la même oppression : l'exploitation économique et le racisme. Ainsi, en 1965, Archie Shepp disait : " Nous sommes tous convaincus que les formes de la musique de jazz doivent être développées afin de coïncider avec un contexte artistique, social, culturel et économique entièrement nouveau… on ne peut nier que les origines de la musique et ses développements ultérieurs prennent leurs racines dans les structures sociales. Pour les musiciens free, la part politique de leur musique semble aller de soi. " Pour les Noirs américains, leur culture, leur art, leur musique sont produits et vécus comme moment du tout social, dont ils témoignent directement. Quelques déclarations de musiciens qui témoignent de la conception noire de la musique : " Je pense que la musique est un instrument. Elle peut créer des formes de pensée exemplaires qui changeront la pensée des gens. "(John Coltrane). " Cela a toujours été une tradition pour les artistes afro-américains d'exprimer leur point de vue et leurs revendications humaines, sociales et politiques dans leurs œuvres musicales et poétiques, par exemple Huddie Ledbetter, Bettie Smith et Duke Ellington pour n'en citer que quelques-uns uns. (…) C'est pourquoi la volonté d'utiliser nos efforts artistiques comme tremplins pour exprimer nos revendications humaines, sociales et politiques est très naturelle. "(Max Roach). " Nous ne sommes en fait qu'un prolongement de ce mouvement nationaliste noir-Black Muslims-Droits Civiques qui se développe en Amérique. C'est à la base de la musique. "(Archie Shepp)(Carles, 1971, p.347). Les musiciens free ont donc un commun souci d'associer la musique aux problèmes politiques et aux luttes noires. |
Conclusion |
"Aux différentes sortes de rapports des Noirs américains et du système qui les exploite économiquement, socialement, culturellement : résignation, acceptation, participation rédemptrice, ou résistance, lutte nationaliste ou révolutionnaire, répondent les différentes phases (et les contradictions) de l'évolution du jazz, qui apparaît comme l'un des appareils privilégiés de l'idéologie noire et l'un des enjeux de son conflit avec l'idéologie dominante blanche."(Carles, 1971).
|
Les différents courants ont plus lutté qu'ils ne se sont mélangés, le dominé résistant au dominant par l'accentuation de plus en plus marquées des différences. Le free jazz correspond à la reprise et à la radicalisation (musicalement, culturellement et politiquement) de l'ensemble de ces différences. L'étude du phénomène du free jazz permet de découvrir l'autre rôle de la musique que le " pur divertissement " : le rôle militant. En temps que musique militante, le free jazz fait prendre conscience aux masses noires de la nature de l'exploitation qu'elles subissent quotidiennement et douloureusement en diffusant la culture noire et en valorisant les œuvres noires.
Pour résumer, le free jazz témoigne de la situation, des luttes noires et réagit contre le détournement de la musique noire au profit des intérêts blancs. Mais il ne faut pas oublier que si le free jazz est une musique militante, elle reste une musique populaire dans tous les sens du terme, en continuité avec le jazz, en phase avec la communauté noire, traversée par des croyances aussi bien politiques que religieuses ou esthétiques. L'enracinement de cette musique reste culturel et l'existence d'un public en mesure de l'apprécier est son corollaire. |
Charlie Parker | Expression sociale et politique | les musiciens | Une musique différente | Lutte des Noirs américains | Conclusion |
© www.haiticulture.ch, 2021 |