En ce qui a trait tout particulièrement à la vie
mondaine et artistique, relativement creuses vont se révéler
ces années, pourtant, à certains égards, politiquement
bouillonnantes, précédant 1934. En effet, à
côté de rares et tièdes succès de prestations
quelquefois le fait d'étrangers, en vain, la plupart du temps,
certains artistes s'efforcent-ils d'entreprendre un public lui-même
en mal d'exaltation et d'identification. Pesanteur d'un contexte?
Absence d'entrepreneurs et d'animateurs convaincus? Pourtant, rien
que du côté des femmes un regard, même sommaire,
ne les découvre pas moins étonnament nombreuses à
se vouer à l'Art et occupées comme à préparer
en sous-œuvre le contexte d'où émergeront (d'où
émergent déjà) les premières artistes
professionnelles haïtiennes. Certains noms, en effet, brillent
et passent la rampe parmi lesquels il faut retenir les actrices
Lucie Défly, Odette Jean-Joseph, Odette
Chevallier, Lily Taldy, et bien entendu, Jacqueline
Wiener-Silvera qui, autant que la distinguée Wanda
Wiener (à la fois auteur, metteur en scène, actrice
et danseuse), se font fort, dans ce désert, certaines quelquefois
en mettant sur pied leur propre troupe, de gratifier le public de
spectacles d'une valeur artistique remarquable.
Bien que d'une modestie peu encourageante pour des initiatives
d'une délicate texture, la scène résonne aussi
du bel canto et de la plénitude de voix dont semblent se
détacher, d'une netteté plus convaincante Andrée
Gautier-Canez, Andrée Lescot, Carmen Malebranche
toutes trois s'étant produites un peu partout (au Canada,
aux Etats-Unis, en Europe) dans des concerts chaudement appréciés.
A l'occasion, écho se fait-t-elle également de ces
notes profondes et accomplies de musiciennes telles Clémence
Chéraquit, Marie Moïse, Georgette Molière,
Thérèse Souffrant..., à côté
desquelles, il faut le dire, se taillent une place des plus enviable,
deux grandes et inappréciables méconnues: Lina
Mathon-Blanchet et Carmen Brouard.
Avec le mois d'août 1934 cependant, «mois qui a marqué
une étape décisive dans le développement du
théâtre et du cinéma» et qui voit notamment
s'ériger au cœur de Port-au-Prince le grand cinéma-théâtre
Rex (1), débute l'âge d'or de l'Art
haïtien. Les deux décennies qui suivront verront s'échelonner
à un rythme sans précédent et sans égal
dans l'histoire de notre spectacle, des représentations comptant
parmi les plus enthousiastes et réussies. Elles assistent
également, pour ce qui est de la peinture, par exemple, à
l'irradiation d'un vaste mouvement dont semble autant l'aboutissement
que le catalyseur, la création sous la direction de Dewitt
Peters en 1944, du Centre d'Art, véritable fer de lance dont
l'étonnante vitalité, en plus d'un rapprochement qu'elle
favorise entre peintres, d'un professionalisme pour la première
fois révélé, a l'avantage d'offrir à
Haïti une porte sur l'extérieur autre que celle routinière
des démêlés politiques. Ces années compteront
enfin le plus grand nombre de visiteurs étrangers de marque
et vivront en 1949 l'apothéose de l'Exposition du Bicentenaire
de Port-au-Prince.
De retour en Haïti en 1929, après un séjour
de dix ans en France où elle a étudié au Conservatoire
de Paris, Carmen Brouard-Magloire, pianiste, compositeur,
à cheval sur ces deux époques, en impose par ses concerts
classiques consacrés à Bach, Chopin, Listz, Beethoven,
Willy Bartsh... «Son premier concert à Parisiana,
le 9 octobre 1929, soulève les bravos unanimes de l'assistance
pour sa brillante interprétation au piano des meilleurs maîtres.
Avec le même brio, elle exécute Rêverie,
exquis et langoureux morceau de sa composition»(2).
Elle partage avec Ludovic Lamothe le patronage artistique de La
Société du Théâtre national, constituée
en 1930 à l'initiative du journal Le Matin et des
acteurs de La Renaissance, «pour aider les artistes et acteurs
à vivre de leur métier», et ouvre la même
année une école d'Art. Jusqu'à la célébration
du Bicentenaire, on comptera rarement une représentation
réussie qui ne la voit sur scène. Carmen Brouard-Magloire
vit actuellement au Canada.
La grande artiste Carmen Lahens, excellant aussi bien au
piano, dans la comédie, l'opérette, le chant que dans
les danses plastiques, forme et dirige une troupe avec les artistes
français Eddie Desty, Raoul Nargys et Mme Greder. Leurs
premiers spectacles au Rex (début 1934), dans des interprétations
de Le Coup de Navaja de Michel Carré et La Bergamote
de Jean Ysi, connaîtront un succès mémorable.
Margot Roland, danseuse, de son nom d'artiste Anacaona,
«ancienne étoile des cabarets de Paris»
retient l'attention déjà à ses débuts
réussis au Rex en avril 1938 dans des figures assez osées
pour l'époque. Mais, «revers de la médaille,
Anacaona renonce à la danse ... et aux plaisirs du monde.
Pitoyable, pieds nus, un sac au dos, portant une robe de pénitente
et un capuchon de violine, une fillette à ses côtés,
l'ancienne danseuse, impassible et recueillie, fait pénitence
devant la cathédrale et marmonne des prières... Le
22 juin 1945, elle convolera en justes noces à Home Sweet
Home à Martissant avec le poète des milieux interlopes,
Magloire Saint-Aude»(3).
Jeanne G. Sylvain, également assistante sociale,
ethnologue, membre active de la Ligue feminine d'action sociale
et rédactrice de La Voix des femmes, joue un rôle
fondamental dans le développement «dans notre milieu
de la connaissance et de la pratique des Arts du théâtre».
Membre fondateur et membre du premier Conseil de gestion du Centre
d'Art dramatique, le CAD (25 novembre 1948) qui deviendra la Société
nationale d'Art dramatique, SNAD, (13 décembre 48), où
elle sera également professeur d'art.
Jacqueline Wiener-Silvera fonde et dirige, déjà
dans le désert des années 30 une compagnie théâtrale
qu'elle amène au succès dans les années 40.
Artiste, également membre fondateur de la SNAD. On l'appréciera
sur scène dans Le Cyclône, première représentation
de la compagnie.
Et pour parler d'un personnage qui nous est plus familier, l'une
des rares qui fait encore le lien entre ces trois générations,
la «dauphine» de ces temps heureux, Micheline Laudun-Denis,
pianiste de talent, compositeur, détentrice de plusieurs
prix décrochés à des concours internationaux,
qui, aujourd'hui encore, n'arrête pas de former des jeunes
musiciens haïtiens. A quatre ans, elle accompagnait déjà
son père au piano dans l'animation des fêtes d'enfants.
Elève de Lina Mathon, puis de Bazile Coldoban, pianiste roumain
du Conservatoire de Moscou réfugié en Haïti en
1941, d'Anton Werber Jaegerhuber, elle remporte à 15 ans
(décembre 1945) le deuxième prix sur 217 participants
du concours de méringues avec sa composition Méringue(4).
En décembre 1948, elle étonnera dans son premier récital
en solo au Paramount, «au cours duquel les mélomanes
purent apprécier sa bonne technique, son intelligence artistique,
sa mémoire prodigieuse et son sens musical très développé»(5).
Boursière des gouvernements américain, haïtien,
de l'Alliance Francaise, elle aura très jeune le privilège
d'étudier à New-York, au Conservatoire de Musique
de Paris puis à l'Ecole de haut perfectionnement musical
Marguerite-Longac-Thibault. Ses prestations en Haïti et dans
nombre de pays étrangers la classe parmi les plus grandes
musiciennes haïtiennes.
Mme Laudun Denis a également été, à
son retour en Haïti, à côté de Robert Durand,
Fritz Benjamin, l'un des membres fondateurs et pilier de l'Académie
Pro Musica qui pendant près de dix ans, de 1967 à
1986, a participé à la «promotion de la musique
auprès des jeunes talentueux ne disposant pas forcément
des moyens de se payer des cours de musique».
Autre fidélité exemplaire à la musique que
celle de Micheline Dalencour, benjamine du milieu qui, depuis
bientôt une trentaine d'années, de par ses initiatives
personnelles, dans différents collèges, à la
Section musicale de Sainte-Trinité qu'elle dirigera pendant
quatre ans, nourrit avec une rare vigilance et un enseignement exemplaire,
l'intérêt des jeunes Haïtiens à la musique
savante. On admirera la passion et la riche documentation de Micheline
Dalencour dans les différentes manifestations commémoratives
des grands maîtres dont elle se verra confiée la coordination
et, depuis plus d'un an, dans son Florilège du Classique
qu'elle anime à la radio.
* Sources combinées
(1) La mise en chantier du Rex, «salle de 1200 places»
revient à la «Société haïtienne de
Spectacles» société anonyme formée en
mai 1934 avec pour actionnaires principaux: Edouard Mews, Paul Auxila,
Daniel Brun, Léon Déjean, Pierre Nazon, Mme Lily Taldy...
Concepteurs exécuteurs: les ingénieurs Pierre Nazon,
Daniel et Phillipe Brun; Révision des plans: Léonce
Maignan, architecte; Décoration intérieure: Franck
Jeanton et Max Ewald, également architectes. La direction
en sera confiée à Mme Lily Taldy, ancienne administratrice
du Parisiana. G. Corvington, Port-au-Prince au cours des
ans, Tome 7, p288 et suiv.
(2) (3) (5) Corvington, op.cit.
(4) 1er prix: Antoine Duverger pour Foufoune, 3ème
prix: Walter Scott Elie pour Choubouloute Chérie.
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
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