De notoires anonymes
Soit-on y voir une particularité du moment, un sentiment
qu'aurait l'homme de l'opportunité de cette aide ponctuelle;
ira-t-on jusqu'à avancer que «l'égalité
des sexes(...) est un élément essentiel de la vie
domestique chez les esclaves»(1), l'active participation
de la femme, sa présence continue aux côtés
de l'homme à certains moments-clés des pages de notre
histoire, paraissent, au premier regard, cependant d'une évidence
incontestable. En effet, bien que ne soit signalé aucun nom
de femme à une place décisive, dans un rôle
déterminant sur l'échiquier houleux des rapports coloniaux,
il n'en demeure pas moins qu'à l'encontre d'un amorphisme
plutôt marqué des périodes ultérieures,
se distingueront à la postérité quelques-unes
qui, pour s'être illustrées dans des rôles ne
tenant en rien de leur apanage traditionnel de femme, verront leurs
actions rangées, avec raison, à l'ombre des hauts
faits de l'homme certes, mais d'un apport non moins reconnu et probant.
A côté de ces quelques noms, non moins considérable,
évidemment, sera la contribution d'une immense majorité
anonyme et tenace. Déjà dans le marronnage, «le
rôle des femmes fut important,(...) autant d'ailleurs que
dans la vie coloniale en général.(...) Le nombre des
femmes en fuite est loin d'être un apport négligeable
au marronnage. Il est de 15 à 20%, ce qui est considérable,
compte tenu du nombre de femmes importées d'Afrique (le pourcentage
d'hommes amenés d'Afrique a toujours été plus
grand que celui des femmes)... On rencontre nombre de femmes dans
les échappées en groupe (les négresses
d'ailleurs organisaient leur marronnage seulement entre femmes).
Le groupe en fuite tâchait d'obtenir la compagnie de femmes,
utiles pour piler le mil et tant de travaux domestiques.»
(2)
Plus tard, pendant la guerre de l'indépendance, elles prennent
«une part active à la révolte(...). Nous trouvons
la femme sur les champs de bataille aux côtés de l'homme,
payant de son sang la liberté du sol. Dans les villes, elle
conspire comme ses frères, sa beauté lui permet d'obtenir
des renseignements précieux qu'elle transmet aux insurgés,
elle n'hésite pas au péril de sa vie à cacher
des armes et des fugitifs traqués. Circulant plus librement,
elle sert de messager et de cantinière.(...)Au moment de
l'insurrection générale des esclaves, femmes et enfants
participèrent aussi bien que l'homme à la lutte sans
merci (...) La femme ne se contenta pas de rivaliser de bravoure
avec le soldat. A l'arrière, elle se dépensa sans
compter, soignant les malades, les blessés, empêchant
bien souvent les répresailles de la guerre..» (3)
«Ce fut au milieu de ces grandes calamités... qu'éclatèrent
avec plus d'énergie la charité et le courage des femmes
noires et de couleur.(...) Les Blancs ayant presque abandonné
les malades à leur sort (...), ces femmes de Saint-Domingue
firent appel à leurs seules connaissances. Elles allèrent
jusque dans nos montagnes, au prix de mille difficultés,
recueillir les herbes qu'elles croyaient propres à arrêter
le cours de la maladie (...) L'une d'entre elles, la Veuve Cotin,
fit tant de bien, qu'on l'appella «la bienfaitrice du genre
humain»(...) Grâce à ces femmes compatissantes,
à ces esclaves de la veille, qui n'avaient pourtant reçu
aucune notion d'humanité, et qui auraient pu pousser les
leurs à prendre les armes, le sort des malades s'améliora.
Grâce à leurs remèdes, beaucoup de Francais
purent revenir à la vie... Elles furent d'un si grand secours
pour l'armée qui perdit, chose étrange, sept cents
médecins, que le général Leclerc fut forcé
de les remercier et de leur rendre un public hommage d'admiration
et de reconnaissance dans la Gazette officielle de Saint-Domingue»(4)
Ce cœur et cette transcendance ne leur vaudront pas d'être
épargnées par la vague de persécution rageusement
menée par Rochambeau au début de 1803 et à
laquelle elles seront tout aussi courageuses à faire face.
Edifiante et presque légendaire l'attitude de Mme Chevalier
déclarant à son mari au moment de leur éxécution
conjointe qu'il est «une gloire à nulle autre pareille
de mourir pour la liberté» et qui se passe elle-même
la corde au cou avant de s'abandonner au bourreau. Ou encore, celle
de cette mère qui exhorte ses deux filles suppliciées
d'être heureuses devant la mort puisqu'elle les libère
de ne jamais plus voir leur flanc donner jour à des esclaves.
(1) Angela Davis, Femme, Race et Classe , p28.
(2) Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté, p288
et suiv.
(3) M. Sylvain-Bouchereau, Haïti et ses femmes, p61.
(4) Marceau Louis, Les Femmes indigènes pendant la fièvre
jaune, dans Femmes haïtiennes, p16.
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
|