Femmes d'Haïti

Après l'indépendance


«Quand l’Haïtien victorieux proclama l’indépendance du pays, se souvint-il des services de sa compagne pendant l’époque héroïque et songea-t-il à lui donner une place dans le gouvernement du pays? On adopta avec exhubérance les principes de la Révolution francaise: liberté, égalité, fraternité, mais chez nous, comme dans la France métropolitaine, les femmes furent oubliées. L’égalité ne s’étendit pas jusqu’à elles. Et Dessalines, récompensant les héros de l’indépendance, ne distingua même pas une seule femme. Elles n’étaient pas soldats, ne portaient pas d’épaulettes. C’étaient seulement de délicieuses compagnes de plaisir.»

M.S. Bouchereau

«Croyez-vous que, reconnaissant, il (l’homme) va faire à ses côtés une place à l’être admirable qui l’a aidé à briser ses fers? Le vainqueur se donne un statut civil et politique où cette femme est assimilée aux mineurs et aux aliénés, n’a aucun droit mais n’est exonérée d’aucune charge»

Alice Garoute

Ainsi donc, après les remous combien vivaces des guerres de libération, la femme rentrera chez elle sans qu'en rien la citoyenne soit redevable aux acquis récents d'une République en mal d'édificateurs. Les hommes, mobilisés dans ces entreprises militaires de fortification et dans ces luttes intestines qui n'auront pas manqué d'éclore sitôt l'ennemi au large, elle se retrouvera souvent seule face aux responsabilités économiques et au bien-être de la famille et commencera à jouer, dans le commerce de la jeune nation, ce rôle prépondérant dont se trouve aujourd'hui encore alourdi un apanage déjà grevé et accablant. Elle qui, par certains traits, laissait hier encore l'impression d'une vigoureuse implication, devant ces perspectives nouvelles pourtant dont ne manquaient pas de s'ouvrir les horizons de la jeune patrie, ne se révélera pas moins d'une inaptitude, sinon d'une indifférence manifestement étonnante, à faire valoir des droits de participation à l'édification de la Cité.

Au gré de leurs croyances personnelles, de leurs affiliations et, surtout au fil des contingences politiques, Dessalines, Christophe, Pétion... font et défont les lois régissant son statut matrimonial, celui de sa progéniture et jusqu'à sa vie intime. Il en découlera quelquefois certaines mesures avantageuses reprises aussitôt qu'édictées, (témoin ce fameux article 979 du Code de Christophe, publié en mars 1807 et révolutionnant certaines dispositions du Code Napoléon et qui stipule: «Le mari ne peut vendre, aliéner, ni donner entre vifs les immeubles dépendant de la communauté sans le consentement de la femme, encore moins ceux qui lui sont propres» alors qu'à l'inverse, l'épouse, elle, pouvait donner entre vifs sans l'autorisation de son époux*). Aucune voix ne s'élève, aucune de ces compagnes de guerriers qui, la veille encore, se tenaient prêtes à offrir leur vie pour la noble cause, ne semblera, de quelque remous, se résoudre à secouer ce cadre, modelé à l'étroit, d'une impotence instituée.

Faut-il y voir le reflet d'une époque où, en dépit de bouleversements irréfutables, l'absence de ces idéaux marqués qui assisteront autour de la deuxième moitié du siècle à l'avènement de révendications spécifiquement féminines aurait fait une part de choix à la tradition? Faut-il convenir avec Suzy Castor que «dans des moments de crise politique, et particulièrement dans les moments de rupture, la femme surgit sur la scène politique et agit de manière autonome (...) et que dans bien des cas, une fois la lutte organisée, la crise résolue, la femme retourne à son monde»(1)? Tout se passe en effet comme si, plus encore que l'homme, elle avait intériorisé, une fois le danger écarté, ce sentiment de sa «juste place» à son foyer, acceptant comme acquise et irrémédiable une place inamovible à l'ombre de l'époux.

Cependant, cette première tranche de notre histoire comptera des femmes énergiques et remarquées, certaines pour un sens exceptionnel de justice et d'humanité (Claire-Heureuse), d'autres pour leur ambition du pouvoir et du prestige qu'il confère (Euphémie Daguilh, Joute Lachenais, Pauline Brice, etc.), toutes enfin d'une rare intelligence et d'un ascendant incontestable sur ces meneurs de tête que sont les hommes et dont en coulisse, les actions autant que les démélés, pour se révéler d'un profit durable à leur sexe, ne le seront qu'indirectement et comme à postériori.

A noter cependant, hors des sentiers d'une tradition qui s'édifie, le signalement autour de 1820 par certains chercheurs, de l'action militante de Juliette Bussière Laforest Courtois, Angélie Dufour, Marie Louise des Cayes(2) dont les coups de lance inaugureront les premiers assauts à ces dispositions tenaces et discriminatoires jetant sur l'autre moitié une exclusive étroite. A souligner également, à un moment où l'héroïsme feminin semble définitivement consommé, l'ardeur toute particulière d'une Louise Nicolas, femme énergique qui, en 1843, «contribua efficacement à l'organisation de la révolte» des piquets dans le Sud, mouvement dont le but politique et social était d'«amoindrir ou supprimer la prépondérance des hommes de couleur, mettre un Noir à la présidence d'Haïti, déposséder certains citoyens réputés riches et partager leurs biens et une partie des biens de l'Etat entre les prolétaires»(3).

En 1826, l'adoption du Code Napoléon stipulant que «les personnes ne disposant d'aucun droit au regard de la loi sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les déficients mentaux» rendra automatiquement cette loi caduque et ramènera la femme mariée au statut de mineure incapable d'exercer aucun droit civil.

1840: Boyer se fait un précurseur du féminisme haïtien (et international, puisque partout dans le monde, les idées d'émancipation civile de la femme mariée ne s'imposeront qu'à partir de la seconde moitié du XIXème siècle), en établissant par une loi, «la capacité civile de la femme mariée qui pouvait, sans l'autorisation de son mari, recevoir un capital immobilier, s'obliger, hypothéquer, acquérir et aliéner à titre gratuit ou onéreux, même ester en justice, généralement faire toute espèce d'actes ou de contrats.»

22 mai 1843: Par simple esprit d'opposition, cette loi sera abrogée par un décret du gouvernement provisoire succédant Boyer.

(1) Suzy Castor, Femme et participation sociale dans Femme: Société et législation, CRESFED p10

(2) Citées par Ghislaine Fabien dans Femme, Organisation et lutte, CRESFED, p14.

(3) J.C. Dorsainvil, op.cit, p199.

Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI

www.haiticulture.ch, 2005