14..(?) - 1503
Femme aux multiples talents et qui, par les avatars fourbes
d'une Histoire, s'est vu faire le sort injuste d'une renommée
de samba irrémédiablement muette de ses areytos. A
quoi, se demandeton admiratif, tient-elle cette gloire pour ainsi
dire unique dans la galerie réchappée taïno?
Au prestige d'un rôle, d'autant plus brillant à nos
yeux qu'il ne laisse, en dépit d'exemples illustres, d'être
intimement associé à un monde ordinairement donné
pour l'apanage des hommes? C'est sans doute vrai. Mais, que de toutes
ces femmes signalées à la même époque
à la tête de caciquats (une princesse du nom d'Hyguanama,
en Hyguey, par exemple(1)), ne subsistent guère
que de vagues noms, aujourd'hui muets et oublieux, nous contraint,
tant soit peu, à faire cas également de ces facteurs
de nature intrinsèque, pour ainsi dire, lesquels, pour avoir
frappé d'admiration ceux qui ont eu le privilège de
l'approcher se verront d'un écho sûr et durable dans
les rares travaux sur sa vie. Elle est, en effet, tour à
tour dépeinte par Oviedo, Herrera, le Père Merino,
Moreau de Saint-Méry((2) comme une femme
de «grand esprit», «remarquable», «l'indienne
la plus belle et du plus remarquable talent»(3),«douée
d'un génie supérieur à son sexe et même
à celui des peuples de l'île de Saint-Domingue»(4).
Et si l'on considère qu'à l'arrivée des Espagnols
dans l'île, elle devait être, vu l'âge déjà
très avancé de son aîné Behéchio,
et le fait également d'une fille déjà dans
le plein épanouissement de l'adolescence, loin de toute première
jeunesse, l'on aura alors la juste mesure de qualités, dont
on conviendra qu'elles ont dû être pour le moins considérables.
Née à Yaguana (actuel Léogane), capitale florissante
du Xaragua, le royaume le plus prospère et le plus peuplé
de l'île, Fleur d'or, l'heure venue, fut donnée
en mariage à Caonabo, l'intraitable cacique de cette Maguana
limitrophe où on ne retrouve pourtant que peu de traces d'un
séjour d'elle. «Elle paraît avoir habité
seulement par courts intervalles près de son royal époux
(...) Par contre la Reine est signalée presque toujours présente
aux côtés de son vieux frère, l'assistant dans
la direction du royaume du Xaragua et exerçant déjà
une autorité qui se manifeste par exemple dans sa pression
pour obtenir de son frère l'adhésion du Xaragua à
la révolte générale contre Guacanacaric le
cacique du Marien qui avait imprudemment ouvert ses frontières
au conquérant espagnol.»(5) Quand on
sait l'impuissance de l'intimidant Caonabo à obtenir cette
même faveur d'un Béhéchio prédisposé,
par les moyens du Xaragua à être d'un poids des plus
enviable sur l'échiquier de l'île, on ne peut que s'incliner
de la voir parvenir, en effet, «en y employant toutes les
ressources de son adresse ingénieuse de femme, et de femme
supérieure, à lui (Béhéchio) monter
l'imagination et à souffler dans son cœur la haine et
l'exaspération».(6)
Hôtesse remarquable, elle aura en 1496 les soins de la réception
enchantée de l'Adelantade Don Barthélémy, frère
de Christophe Colomb. Mettant alors à profit les ressources
d'un peuple reconnu des cinq caciquats comme le plus riche de traditions,
et de sociabilité, «Anacaona prenait l'initiative
de tout. Elle se multipliait; elle présidait aux réjouissances
avec une vigilance et une bonne grâce accomplies et donnait
toute espèce d'ordres. Béhéchio semblait lui
avoir laissé le soin de régner à sa place».(7)
Déjà, peut-être, elle s'exerçait à
la succession qu'elle assumera à la mort de son frère
qui ne laissait pas d'enfant de ses trente-deux épouses.
Bien que n'ait été retrouvée aucune trace
de ses areytos, sa célébrité de samba ne laissera
de défier le temps. «De tous les sambas qui berçaient
le peuple heureux de l'île en ces temps paradisiaques, le
nom et la gloire d'Anacaona continueront de défier les temps.
La petite reine du Xaragua demeurera le symbole de la poésie
taïno. Sa rayonnante figure et l'histoire passionnante de sa
vie tracent un sillon lumineux dans les brumes du passé pré-colombien»
qui doit à cette «très noble personne
et grande dame», comme l'appelait Las Casas, évèque
contemporain de C. Colomb, «des ballades et des ballets,
des poésies parlées et chantées, enrichies
de pas chorégraphiques rehaussés d'une pantomime savante.
Le crédit littéraire d'Anacaona rendait nationaux
les areytos de son invention et tous les souverains de l'île
se trouvaient tributaires de sa choréraphie. Reine de la
langue, du cérémonial, des jeux et des plaisirs, elle
avait fait adopter l'étiquette de sa Cour, mis à la
mode ses parures, ses meubles, ses fleurs préférées.»(8)
Le Xaragua, resté seul insoumis à l'arrivée
d'Ovando en Ayiti en 1502, celui-ci, pour s'emparer du dernier bastion
indien, eut recours à l'une des plus ignobles ruses connues
de l'Histoire. S'était-il laissé conter le faste de
la réception de l'Adelante? Toujours est-il qu'ayant annoncé
sa visite au Xaragua, la Reine pour faire honneur à son illustre
hôte, sortit une fois de plus ce cérémonial
d'apparât si vanté, mobilisant pour un accueil qu'elle
voulut des plus fastueux, tout ce que comptait de sujets son royaume,
faisant ainsi douloureusement les frais odieux de ce génocide
tristement célèbre d'Alcantara dont ne furent épargnés
ni femmes, ni enfants, ni vieillards.
Fleur d'or fut-elle victime de ce que certains historiens considèrent
comme une fascination des Espagnols(9), (sentiment qui
ne devait pas être non plus étranger à l'envahisseur
: on verra l'officier espagnol rebelle Fernand de Guevara, par exemple,
payer de sa vie son idylle avec sa fille Higuenamoto)? Pouvait-elle,
un instant, imaginer cet océan qui séparait le rêve
indien de l'insatiable voracité espagnole? La Samba, la Reine,
verra son caciquat, sa patrie, réduit en cendres et elle,
capturée traitreusement, enchaînée et livrée
à toutes sortes d'outrages, sera traînée à
Santo-Domingo où, accusée de conspiration, elle sera
jugée, condamnée et pendue en 1503.
(1) Thomas Madiou, Histoire d'Haïti, I, p6.
(2) Tous chroniqueurs et historiens contemporains ou non d'Anacaona.
(3) Jean Fouchard, Langue et littérature des Aborigènes
d'Ayiti , p89.
(4) Moreau de Saint-Méry, Description de
la Partie Française de l'île de Saint-Domingue,
p 1085.
(5) J. Fouchard, op cit, p86.
(6) Le Baron Emile Nau, Histoire des Caciques d'Haïti
(7) J. Fouchard, op cit, p86.
(8) Roselly de Lorgues dans Christophe COLOMB...
cité dans Fouchard op.cit.
(9) Moreau de Saint-Méry, op.cit, p1085
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
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