1758 - 1858
A voir cette prestigieuse et solide notoriété dont semble, aujourd'hui encore, s'entourer le nom de Claire Heureuse, on est, à première vue, toujours tenté d'y voir le reflet magnifié d'un renom de cour, le produit du rayonnement d'un nom (celui du Fondateur),vivace et profus, tout au cours de notre histoire, et dont elle n'aurait été, en fait, qu'un des multiples effets. Pourtant, à la considérer de près, la gloire impériale, s'il en a jamais été, de cette femme qui a vécu centenaire, n'a -t-elle pas été, comparée à d'autres, que de très courte durée (1801-1807), et un regard même sommaire, par exemple, sur des contemporaines telles Suzanne Louverture et la reine Marie-Louise, épouses d'hommes d'Etat au demeurant, tout aussi célèbres que Dessalines (Toussaint Louverture, Henry Christophe ), ne les montre-t-il pas plutôt pâlotes et leurs noms, le plus souvent, relégués dans l'oubli? Force nous est donc, on le voit, de faire montre de plus de circonspection et de nous demander si, dans de cette étonnante vitalité d'un nom (il n'a cessé tout au long de l'histoire d'inspirer poèmes et pièces), n'entrerait pas beaucoup plus, tout bien consideré, le fait bien plus probant d'une attachante particularité qui n'a laissé de frapper tout au cours de la longue vie de Claire Heureuse.
Née en 1758 à Léogane, de Bonheur Guillaume et Marie-Sainte Lobelot, famille de condition modeste, Marie Claire Heureuse verra très tôt son éducation confiée à sa tante Elise Lobelot, gouvernante chez les religieux de l'ordre de Saint-Dominique. C'est dans cette atmosphère que l'on imagine toute de piété et de recueillement qu'elle aura à passer une vie dont on ne sait malheureusement rien sinon que l'heure venue, elle se donnera en mariage à Pierre Lunic, maître-charron responsable des ateliers de l'habitation des Frères de Saint-Jean de Dieu dont elle deviendra, du reste, assez tôt veuve (1795). Est-ce à mettre sur le compte d'une éducation fortement pétrie de préceptes bibliques, ou bien d'une disposition d'âme toute exceptionnelle? Cette femme, dont rien ne laisse présager une destinée d'impératrice, ne laissera très tôt de faire montre, vis-à-vis de qui la sollicite, d'une générosité et d'une disposition à secourir confinant tout bonnement à la sainteté et ce, fait remarquable dans un contexte meurtri de préjugés raciaux et des haines les plus larvées, sans discrimination de couleur ni d'aucune sorte.
Déjà lors du siège de Jacmel en 1800 — siège qui, aux dires de certains, lui vaudra, quoique sur une échelle certainement plus réduite, de figurer bien avant Florence Nightingale, comme la première infirmière de guerre connue de l'histoire — ne manquera-t-elle pas de se distinguer hautement à la considération de tous quand, nous rapporte-t-on, la ville ravagée par la famine et par la mort et au bord de succomber, elle parvient, par sa seule force de persuasion, à obtenir du général Jean-Jacques Dessalines, un des commandants des troupes assiégantes, et qu'elle verrait à l'occasion pour la première fois, l'autorisation de pénétrer dans les murs porter aide et assistance aux blessés? Et, «le surlendemain, on vit sortir de Léogane un cortège de femmes et de jeunes filles, montées sur des mulets courbés sur le fardeau des provisions alimentaires, des médicaments et divers objets de pansement.(...) Claire-Heureuse tira de l'angoisse, de la mort, des centaines de vieillards, de femmes et d'enfants. Elle alluma le feu sous des trépieds improvisés, éplucha les légumes elle-même..., on la vit déballer des caisses de médicaments et panser, avec l'aide de ses amies de Léogane, de nombreux blessés de guerre»(1).
L'attrait irrésistible des contraires jouant sans doute à plein encore une fois, on assistera en émoi, le 21 octobre 1801, tout juste après la guerre civile, à l'étonnant et incompréhensible mariage de cette femme au rugueux et vindicatif Dessalines. Elle ne laissera alors de conserver, même «au faîte des honneurs, toujours égales, son humeur, sa douceur, sa charité active, sa force de volonté dans le bien et son élégante simplicité de mœurs». Elle légitimera des enfants adultérins de son époux et plus tard, impératrice, continuera auprès des infortunés un engagement qui se poursuivra même après Pont Rouge. Se placant visiblement hors de ce temps de règlements de compte et de récrimination, son quotidien avec l'illustre tyran la voit redoubler de courage et de bon cœur, s'intéresser au sort des prisonniers, désapprouver publiquement la violence du massacre des Francais dont elle n'hésitera nullement, pour sauver nombre d'entre eux, à braver la fureur proverbiale de son mari. La scène est célèbre du sauvetage de Descourtilz, racontée par Descourtilz lui-même, qu'elle cache, sous son propre lit, et dont elle ne parvint à obtenir la vie sauve qu'à force de supplications, et, en dépit de la présence ce jour-là de nombre d'officiers et aides de camp, en se traînant à genoux et en pleurs, aux pieds de Dessalines(2).
Après la séquestration dont, aussitôt après son assassinat, furent l'objet les biens de Dessalines, Claire Heureuse qui, quoique sans moyen aucun de subsistance, n'accepte pas l'invitation de Christophe à s'installer dans la famille royale du Nord, ne tarda pas à tomber dans la gêne. Elle vécut dans l'indigence à Saint-Marc jusqu'au jour du 21 août 1843 où, suite à la requête bienvenue d'un membre proche du pouvoir, M.J. Charlot, le gouvernement consent à lui allouer une pension viagère annuelle de 1200 gourdes(3) dont elle jouit jusqu'en 1856, année où fut arrêté sous des accusations fallacieuses et exécuté sommairement (le 2 juin) sous l'empire de Faustin 1er le général César Dessalines (petit-fils de Jean-Jacques Dessalines). L'empereur manifestant peu après, à son retour de campagne, le cordial désir de lui faire ses hommages, elle ne le reçut point et crut bon de manifester publiquement sa réprobation en gardant ce jour-là portes closes. Pour attirer alors sa bonne grâce autant sans doute que pour poser au protecteur, l'empereur ne trouva pas mieux alors que de faire voter le 22 juin 1857 une loi qui, triplant la pension de la veuve Dessalines, la porte à 300 gourdes par mois. Claire Heureuse, offusquée et prise d'un profond dégoût, refusa catégoriquement de toucher désormais une pension dont l'augmentation si ostensible ne laissait aucun doute quant a l'intention réelle d'un gouvernement impérial aux abois et désireux, à grands renforts de moyens de faire oublier ses méfaits.
Un an après, aux Gonaïves où elle avait pris demeure chez Mme Chancy(4), son arrière-petite-fille, loin de tout bruit et de toute querelle, elle mourra, dans la nuit du 8 au 9 août 1858, dans le plus extrême dénuement.
(1) Le Document, op.cit. pp88-89.
(2) Thomas Madiou, op.cit. Tome II, p258.
(3) Thomas Madiou, op.cit. Tome VII, pp533-534.
(4) Mme Chancy est la petite-fille de la princesse Célimène, une des filles de son époux, légitimée au temps de gloire.
Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI
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