|
Au départ de Genève ce 11 décembre 2001, le vol de 11h30 à destination de Miami via Londres est d'abord repoussé à 12h10 puis annulé pour cause de brouillard. Les hôtesses, plutôt acariâtres, doivent refaire des billets et diriger les passagers sur Madrid ou ailleurs. A l'aéroport de Madrid, l'option qu'a choisie votre chroniqueur, le tutoiement est de rigueur et l'agent à l'énième contrôle semble avoir une opinion très élastique de son pouvoir inquisitorial: " Te quedas en Miami ? "
Un jeune homme bien de sa personne aurait pu altérer quelque peu l'atmosphère du vol qui, par ailleurs, allait se dérouler sans histoire. Heureusement, des borborygmes bruyants annonçaient en éclaireur toutes les cinq minutes environ la flatuosité pestilentielle dont il allait inonder les voisins. Dit autrement, ceux qui n'appréciaient pas nécessairement ses pets avaient le temps de fuir.
A l'aéroport de Miami, outre quelques tracasseries supplémentaires telles les fouilles au corps bras levés et l'extension du temps d'enregistrement, des informations contradictoires sont venues jeter le trouble au sein des voyageurs haïtiens. Alors qu'un écriteau indique clairement vers quelle porte d'embarquement se diriger, les écrans de contrôle en annoncent une autre. Comme un seul homme, le troupeau des voyageurs s'est lancé à la conquête de la porte désignée par l'écran. Une facétie de l'ordinateur sans doute
Là, agglutinés sur ce territoire conquis sans lutte, les passagers haïtiens laissent libre cours à leur verbiage, à leur exubérance ; tel gesticulant le téléphone portable vissé au creux de l'oreille, tel autre se vantant des prouesses accomplies au volant de sa belle voiture... Et comme pour convaincre l'observateur qui douterait de l'évolution parallèle de deux sociétés haïtiennes, un couple de " bourgeois " complète le tableau ; reconnaissable à la mine grave qu'il affiche, l'air austère, le souci manifeste d'en imposer, gobant religieusement les fadaises que débite la télévision, tels des communiants l'hostie. Mimétisme affligeant frisant l'absurde. Le sourcil en bataille et les yeux qui crachent de temps en temps une lueur d'agacement sont les seuls signes de reconnaissance de la présence des autres. Et pourtant, l'heure avance et quelque chose ne tourne pas rond dans les indications du voyage.
Votre serviteur, bravant la furie d'un agent qui avait de toute évidence d'autres chats à fouetter que d'écouter ses doléances, a fini par lui faire accepter sa proposition de procéder aux vérifications nécessaires et de faire une annonce par haut-parleurs. Reflux de la foule.
Qu'ont-ils fait de toi ô Port-au-Prince, magnifique baie assiégée par des montagnes pelées et ceinturées de constructions lépreuses ? Tu mérites un bien meilleur sort. Atterrissage en douceur, malgré une voix qui s'est élevée contre le " manque de douceur de ce chauffeur ", formalités de passage à la douane simplifiées, l'air du pays!
L'air est malsain. L'actualité est dominée par le meurtre de ce journaliste dont les presses nationale et internationale ont abondamment parlé. Il a eu la poisse de s'être trouvé malencontreusement sur la trajectoire d'une pioche à deux pointes que maniait maladroitement un individu et qui l'a transpercé de part en part. La populace dont faisait partie le maladroit a eu pitié du blessé et, pour abréger ses souffrances, l'a haché menu à la machette.
Dans ce climat hautement détestable et délétère sont survenus les troubles du 17 décembre 2001, au matin. A la barbe des quelque six mille hommes qui composent la Police National Haïtienne (PNH) - subdivisée en: Unité de Sécurité de la Garde du Palais National (USGPN), Brigade de Recherche et d'Intervention (BRI), Corps d'Intervention pour le Maintien de l'Ordre (CIMO) et le " SWAT Team " (groupe d'intervention) - une trentaine d'hommes armés ont fait trembler la république. Le pouvoir a crié au Coup d'Etat et l'opposition au coup monté. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que les CIMO et autres SWAT Team se sont sagement mis à l'abri pendant que les " chimères " (milices populaires) érigeaient des barricades, brûlaient, pillaient.
Dans ce règne de la gabegie qui favorise le pullulement des coteries en tous genres (sectes, ONG, œuvres de charité ...) où chacun roule pour soi, il est légitime d'être inquiet et réaliste, de se demander pour qui et dans quel but roulent certains groupes de cette nébuleuse. A défaut de répondre à cette double question, penchons-nous sur ce que l'on pourrait appeler " des raisons d'espérer ". On peut en retenir quatre.
Il y a tout d'abord quelques rares personnes appartenant à l'élite intellectuelle et/ou commerciale qui se battent honnêtement pour un changement ou, pour le moins, ne se reconnaissent pas dans cette déliquescence morale qui affecte les têtes.
Il a ensuite les " notables " qui, dans leur ville ou village et dans leurs capacités, assument leurs responsabilités. Telle, par exemple, cette infirmière à la retraite que les gens viennent consulter pour toutes sortes d'affections. Avec l'expérience accumulée au cours de quelques dizaines d'années de professionnalisme, elle prescrit, donne gratuitement des soins ou envoie le patient à la consultation chez un médecin.
Il a encore les " Madan Sara " (dames Sara). Ce sont des oiseaux de l'ordre des passereaux qui érigent dans la bonne humeur leur nid en tissant des feuilles de palmier. Le nom est donc donné métaphoriquement à des groupes de femmes industrieuses qui chahutent, bougent, marchandent et font marcher le petit commerce.
Il y a enfin les " Vye Dyaspowa " (ceux de la diaspora). Ce terme est utilisé de manière dépréciative, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, essentiellement par les basses couches sociales qui sont les premières bénéficiaires des sommes d'argent envoyées au pays et qui les font vivre.
Bien entendu, un changement véritable dans ce pays ne pourra venir que d'une décision courageuse entraînant une action qui romprait totalement avec le système actuel. Cela reste à venir. Ce journal de bord peut bien s'arrêter là car le retour en Suisse n'a rien à offrir de bien excitant.
|